En 1685, Louis XIV révoquait l’Edit de Nantes, entraînant l’exil de 200'000 huguenots et des mouvements de résistance dont le plus violent serait la révolte connue sous le nom de «Guerre des Cévennes» en 1702. Et face à ceux qui se nommèrent eux-mêmes «camisards», au vu de la modestie de leur armement, allaient se dresser des milliers de fusiliers et de dragons royaux. Une guerre de religion générant morts, destructions et les cohortes d’horreurs propres aux guerres de partisans.
Une instabilité d’autant plus délicate pour la France que celle-ci était en proie à un nouveau conflit hors de ses frontières en raison de son implication dans l’épineuse question de la succession sur le trône d’Espagne. La guerre de Succession d'Espagne qui dura de 1701 à 1714, et qui plongea une large partie de l’Europe dans la guerre, devait voir les troupes françaises se confronter notamment aux régiments du duc de Savoie. Et bien entendu, la Savoie estimerait en 1703 qu’une aide aux camisards révoltés contre le roi Louis – malgré leur religion réformée – servirait ses desseins.
En 1704, Genève se retrouvait ainsi quasiment cernée par la guerre, les troupes françaises ayant atteint le Chablais savoyard. La Seigneurie avait déjà pris tout une série de mesures depuis de nombreux mois en renforçant sa garde et son activité diplomatique. Mais si le contrôle de la ville était aisé, celui du lac l’était beaucoup moins. Les autorités interdirent toutefois aux bateliers, dès 1703, de transporter des déserteurs, notamment français, en Suisse.
Elles prohibèrent en outre à partir du mois d’avril 1703 à toute autre personne que ses propres marins de charger et décharger des marchandises sur les barques et les brigantins de la cité, au détriment notamment des bateliers vaudois, alors qu’entre ses murs affluaient des réfugiés protestants, notamment d’Orange, plongeant les autorités genevoises dans les affres de l’urgence.
Genève n’ayant aucune emprise hors de ses frontières, elle ne put qu’assister aux opérations militaires françaises, débutées en automne 1703 et menées par le maréchal de Tessé, qui entraînaient de nombreux mouvements sur les eaux, plus particulièrement à partir du printemps 1704, le lac étant alors fréquemment traversé de Versoix, alors française, à Thonon par des bateaux occupés par des contingents militaires transportant blés et fourrages.
Une année compliquée 1704 car si à l’interne les tensions entre la bourgeoisie genevoise et le patriciat ne faisaient que croître, le gouvernement s’inquiétait surtout de la présence de nombreux camisards entre ses murs, puisque ceux «qui ont été congédiés de France et qui sont dans la ville, estans d’une humeur turbulente ne fassent quelques désordres et nous attirent des reproches», autant que des chevauchées camisardes menées par un capitaine de fortune alors célèbre, Jean Cavalier, sur les terres toute proche du Pays de Vaud.
Et puis, une fois encore, les relations avec Berne étaient médiocres en raison de l’augmentation des tarifs que les halles de Morges venaient d’imposer sur les balles de marchandises, notamment genevoises. C’est dans ce contexte délétère qu’un aventurier savoyard du nom de Dantal se fit corsaire. L’homme était le fils d’un charpentier naval de Nice à qui le duc de Savoie avait commandé en 1671 la construction de deux navires destinés à assurer tant des transports commerciaux que d’éventuelles opérations militaires sur le Léman. Construites à Thonon, la première des deux frégates, le Saint-Charles, avait été mise à l’eau en août 1671, et la seconde, le Saint-Jean Baptiste, au mois de novembre suivant.
Le fils avait donc de qui tenir et connaissait la navigation sans doute depuis sa plus tendre enfance. Nourrissant des sympathies pour les camisards, et patriote, Dantal se décida à entrer en guerre contre les Français au printemps 1704. Réunissant quelques hommes autour de lui, et s’armant du mieux qu’il put, il se contenta sans doute d’un modeste bateau de pêcheurs pour livrer sa première bataille puisque s’il avait utilisé l’un des vaisseaux de son père, les archives en auraient gardé des traces autrement plus importantes.
En avril, le flibustier arrêtait un navire commandé par un capitaine français au large de Collonge-Bellerive en se réclamant de l’autorité du duc de Savoie. Le coup de main fut rapide et violent, et la résistance inexistante. L’aventure ne tarda pas à être connue de la dernière des ruelles de la cité lémanique à la salle du conseil plaçant les seigneurs syndics devant un dilemme cornélien. Fallait-il poursuivre l’individu dont la fidélité au duc de Savoie était reconnue au risque de s’attirer la colère du prince, ou était-il préférable de fermer les yeux sur l’événement, entraînant inévitablement le courroux du Résident de France représentant du roi Louis?
Les magistrats optèrent pour une réaction diplomatique mesurée, jugeant que l’attaque navale était susceptible de faire craindre pour les échanges commerciaux ordinaires se déroulant au travers du lac. Ce faisant, les autorités genevoises ne se liaient pas les mains en prenant partie. Mieux, se refusant à entamer une «procédure publique», les magistrats préférèrent faire «entendre par voye particulière aud. Dantal les conséquences de cette affaire». Une finesse toute calviniste que n’aurait pas désapprouvé un Jésuite!
La démarche devait pourtant rester sans suite puisque les émissaires genevois ne trouvèrent pas le corsaire, celui-ci s’étant mis en tête de convoyer l’officier français auprès de l’état-major savoyard à Chambéry.
Durant les mois qui suivirent, le corsaire se tint tranquille. Du moins, ne fit-il pas parler de lui jusqu’en 1705. En août de cette année-là, les Français du duc de Vendôme sortaient victorieux de la bataille de Cassano contre les armées savoyardes, et parvinrent à occuper la Lombardie. Des soldats à qui il fallait payer la solde ! Or, le transport de l’or destiné aux troupes de Vendôme était assuré par des banquiers genevois qui en organisaient le transfert vers l’Italie du nord sur les rivages du lac Léman puis à travers les Alpes. Une tâche délicate et irrégulière.
En octobre 1705, un convoi avait ainsi été mis sur pied avec une escorte relativement modeste. Les chariots devaient en l’occurrence emprunter la rive suisse du lac, bien plus sûre que le rivage opposé où les risques d’une embuscade de partisans savoyards étaient trop importants. Des informations fuitèrent car Dantal eu vent de ce convoi exceptionnel et se décida une nouvelle fois à intervenir. Soustraire l’or aux troupes françaises était une aubaine à plus d’un titre, tant pour ses affaires personnelles que pour celles de Savoie.
Le bandit, comme dans toute histoire de pirates, rassembla donc ses hommes dans une taverne, celle de la Couronne à Morges, en terres bernoises le 19 octobre. Le soir venu, plusieurs d’entre eux s’embarquèrent dans le bateau de pêche avec lequel ils avaient traversé le lac. Le jour tombant rapidement et la météo capricieuse étaient garants de la discrétion nécessaire à l’opération.
Le petit voilier navigua à peine quelques encablures, jusqu’à une forêt proche où le gros de la troupe de Dantal attendait avec des armes. L’équipage au complet, la barque mit le cap vers l’ouest, égrenant dans l’obscurité les bourgs vaudois d’Allaman, Rolle et de Nyon. Les corsaires atteignirent leur destination aux lueurs d’une aube grisaillante, peu après le port de Coppet ; une plage déserte à proximité du chemin que le convoi devait emprunter.
Débuta alors l’attente pour les forbans, de longues heures de patience, cachés dans les herbes humides. À midi, le 20 octobre, lassés par cette veille et persuadés que l’or du duc ne passerait pas par ce chemin, Dantal et ses hommes battaient en retraite. Bien décidé à mener son coup de main, le corsaire prit alors la décision de traverser le lac et de gagner le village d’Hermance, en mains françaises, pour s’assurer que les charriots de Vendôme n’étaient pas passés sur l’autre rive.
Stupéfaits, les villageois assistèrent au débarquement de ces hommes en armes et ne purent qu’obtempérer à la volonté de Dantal et répondre à ses questions. Les pirates ne semblent pas avoir fait de mal à la population, se contenant de faire main basse sur la caisse du percepteur du roi. Les bandits apprirent surtout qu’aucun convoi n’était passé par cette rive. Estimant que l’or de Vendôme pourrait passer le lendemain sur la rive suisse, Dantal et ses marins de fortune choisirent de se retirer loin de leur méfait tout en demeurant à proximité de leur proie.
Le navire mit donc le cap sur la bourgade savoyarde d’Yvoire où les ruines du château médiéval offraient une défense contre d’éventuels assaillants. Le maître des lieux, le seigneur de Cinquantod, dont les sympathies françaises étaient connues, fut prier de vider la place pour la nuit.
Le lendemain matin, le 21 octobre, les corsaires repartirent en direction de Coppet. A nouveau, ils se mirent en embuscade, attendant patiemment le convoi. Celui-ci allait parvenir à leur hauteur vers les 8h du matin; un chariot bâché et une escorte de quatre cavaliers. Soudain, la petite troupe fut encerclée de sabres, de baïonnettes et de fusils menaçants. Un coup de feu allait tuer l’un des chevaux empêchant toute tentative de fuite. Pris totalement au dépourvu, les gardes se laissèrent désarmer par les pirates.
Les hommes de Dantal eurent alors tout le loisir de décharger les caisses pour les embarquer sur leur vaisseau; vingt mille louis d'or sonnant et trébuchant. Abandonnant leurs victimes abasourdies, mais en vie, les flibustiers mirent les voiles en direction du haut lac. Pleins d’assurance, ils allaient même retourner dans leur repère d’Yvoire. Dantal y débarqua une partie de ses hommes avant de regagner les côtes suisses le soir même.
Qu’advint-il du trésor de Vendôme? Nul ne le sait. Les pirates se partagèrent-ils le butin, ou Dantal fit-il parvenir l’argent à Jean Cavalier, le chef camisard qui venait avec ses hommes de se mettre au service du duc de Savoie ? Quoi qu’il en soit, Dantal et ses partisans seraient vus quelques jours plus tard à Berne, en train de fêter leur victoire à l'auberge de la Cigogne et à l'Hôtel de la Croix-Blanche sans être aucunement inquiétés par les archers bernois, ce malgré les protestations des diplomates français. Après cela, le pirate a disparu de la scène. On n'a plus jamais entendu parler de lui...