Jeudi dernier, vernissage à Genève. L'artiste? Aucune idée. Entre nous, je m'en fous. Comme la plupart des gens d'ailleurs. On y va pour se montrer, entretenir son capital social et picoler gratuitement, parce que quand c’est gratuit, c’est meilleur.
Mais certaines personnes font mieux semblant que d'autres. Elles feignent l'intérêt en demandant à leur amie galeriste: «Alors, explique-moi...». Il est 18h30, la galeriste a déjà vomi son pitch à dix clients potentiels qui, finalement, n’achèteront rien. Mais elle doit recommencer, parce que c'est son job: «En fait, pendant le confinement, l'artiste a ressenti le besoin de se connecter aux grands espaces...». Je n'écoute plus. Je suis bien trop intéressée par le bar et d’après ce que je vois au-dessus de son épaule, il ne reste qu’une bière fraîche dans le seau à glaçons. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a plus, ça veut surtout dire qu’elles sont encore dans des cartons à température ambiante et il n'y a rien de pire que de la bière tiède.
Grâce à un ami de la galeriste qui vient nous interrompre grossièrement en la prenant dans ses bras et en lui balançant un «Congraaats ma belle! C’est ma-gni-fique», je réussis à m’exfiltrer jusqu’au bar et apparemment, c’est mon jour de chance, car j’arrive à choper la dernière bière fraîche.
Pendant que je sirote mon nectar Super Bock, j’observe la faune qui s’affaire petit à petit. Ce sont toujours les mêmes têtes. Des gens qui se déplacent en bancs comme des sardines: les mêmes restos (le Bombar), les mêmes vacances (Ibiza-Formentera-Mykonos en été, Dubaï-Gstaad en hiver), les mêmes drogues (coke et ayahuasca), les mêmes festivals (Burning Man ou rien), mais aussi les mêmes discussions:
Alors que je suis en train de regarder une peinture en me demandant si elle irait mieux dans mon entrée ou dans mes chiottes, une fille, la trentaine bien avancée, débarque telle une tornade dans la galerie, clef de la Porsche Cayenne à la main. Elle a le souffle court parce qu'elle est en retard et elle s'excuse platement auprès de la galeriste en faisant de grands gestes avec sa clef de voiture retenue par un porte-clefs gigantesque en forme de nounours en cuir.
D'après ce que je vois, elle vient de garer son tank sur le passage piéton d'en face, «Y a pas de place dans cette ville, c'est l'enfer.» Elle soupire comme si elle était au bout du roul'. Je la comprends, le cours de pilates a empiété sur son rendez-vous extraction de cellulite (qu'elle n'a pas). Du coup, bah c'était un peu le stress aujourd'hui: «Coucou ma poule.. Non mais j'ai eu une de ces journées...» – «Tu veux dire que tu te noies dans un verre d'eau?» «Non, non, j vais prendre du vin blanc.» - «Ok, on se voit après».
Mais ce soir-là, un personnage est au-dessus du lot. Je l'ai vu arriver de loin, au coin de la rue, avec son chapeau Stetson élimé, ses lunettes de soleil fumées, sa chemise en jeans et ses multiples colliers autour du cou. Le mec est clairement rentré chez lui se changer après le travail pour se faire un outfit spécial galerie. Et s'il vient, c'est parce que c'est le client «Peu importe ce qu'elle expose, j'achète pour faire plaisir à la galeriste».
Il marche, seul, sur le trottoir le catwalk. Vous n’allez pas me croire mais je vous jure qu'il avance en slow motion. On dirait une pub pour Dior Sauvage. Il porte également un gilet mi-soie mi-lin bleu marine, très joli. Je ne manque pas de le lui dire: «C'est très sympa ça, c'est quoi comme marque?» - «Ça vient de Tulum, tu connais pas». Ouvert, sympathique, modeste.
Et puis au milieu de la foule, il y a son homologue féminin. Le genre de fille qui a un pied-à-terre à Genève, mais qui considère qu'elle vaut mieux que cette ville boring, alors, quand elle n'est pas à Londres pour ses «projets», elle va s'imprégner de la créativité de Los Angeles, «cet incubateur extraordinaire», avant de faire une retraite ayurvédique au Costa Rica.
Elle parle en secouant ses cheveux. Ça embaume la galerie d'un doux parfum Petrolan. Elle, elle ne parle pas normalement comme vous et moi, elle parle franglais, parce que c'est une citoyenne du monde: «You know, j'ai plus l'habitude to come back à Genève.» – «Parce que tu habites où?» – «Oh, un peu partout». Elle ponctue ses phrases de «chéri». Ça n'est pas affectueux, c'est plutôt un «chéri» condescendant façon Cruella d'Enfer. «Je vais à Forte cet été... so looking forward... j’espère retrouver tout le monde... can’t wait...» Le fameux «tout le monde» de l'entre-soi.
Finalement, la galeriste peut compter sur les acheteurs qui ne sont pas là, les vrais. Tous les tableaux que je trouvais jolis sont déjà achetés. Et les heureux acquéreurs l’ont fait en sous-marin. Inutile de se pointer à la galerie avec la smala. Ils sont au-dessus de ça. Parce que si nous sommes tous le snob de quelqu’un, nous sommes également tous le beauf de quelqu’un d'autre.