Cette fois, ça y est. Internet est contraint, larme à l'œil, de tourner la lourde page de toute une époque. Moins d'un an après la mort de Cheems, à l'âge de 13 ans, c'est Kabosu qui vient de tirer sa révérence. Elle avait 18 ans.
Vous ne savez pas de quoi on parle? (Honte à vous, mais on vous pardonne. Un peu. Mais honte à vous.)
Cheems et Kabosu sont des chiens. Plus précisément des Shiba Inu, une race des hauteurs japonaises. On faisait mine de l'ignorer, mais les internautes les savaient malades depuis quelques années.
Une pancréatite pour le premier, une cholangite aiguë et une leucémie lymphoïde chronique pour la deuxième. De leurs vrais noms Balltze et Atsuko Sato, ces deux petits choux respectivement de Hong-Kong et Tokyo se sont littéralement partagés les lauriers d'Internet pendant dix ans. Une décennie dense en joyeuses absurdités, qui a fait d'eux les stars poilues les plus endurantes des réseaux sociaux. On appelle ça des mèmes.
Vous ne voyez toujours pas? Rhô.
C'est sur son blog (et sur Instagram) que sa fière propriétaire, Atsuko Sato, s'est résolue, vendredi, à annoncer la triste nouvelle aux millions de fans de son bébé à quatre pattes.
Comme souvent avec les bêtises baroques qui dominent la bande passante, une seule photo, au départ plutôt ordinaire, a donné naissance à la Kabosumania. L'air taquin et interrogateur de celui qu'on surnomme le «Mona Lisa d'Internet», posé nonchalamment sur le canapé de sa maîtresse en 2010, le fera devenir «doge», sacré meilleur mème trois ans plus tard par la référence en la matière, le site «Know Your Meme».
Le point de départ d'une existence mouvementée, partagée entre la cryptomonnaie et les batailles virtuelles.
Et sa célébrité tient en quelques artifices typiques des réseaux sociaux. Une tête trafiquée à souhait, une police d'écriture ridicule (oui, le fameux Comic sans), un anglais volontairement épouvantable et un monologue intérieur perpétuel qui permettent, encore aujourd'hui, d'aligner les vannes à l'infini.
C'est pourtant un drame qui est à la base des rires en ligne. Car Kabosu est une rescapée des terribles usines à chiots que l'on trouve notamment au Japon. Histoire de sensibiliser le monde à ce fléau, sa maîtresse avait donc ouvert un blog, sans imaginer une seconde que sa Shiba allait devenir la chienne le plus célèbre du monde.
Car si son pote Cheems sert courageusement aux côtés des trolls et des soldats ukrainiens depuis l'agression du pays par Vladimir Poutine, Kabo fera le mariole dans l'univers impitoyable de la finance, soutenu par des personnalités comme Snoop Dogg et Elon Musk.
Après avoir été repéré par le forum Reddit et le site Tumblr en 2010, il n'a fallu que trente-six mois à ce chien japonais pour devenir l'égérie de la cryptomonnaie la plus imprononçable: le Dogecoin. Le 6 décembre 2013, pour tacler de manière humoristique le succès du Bitcoin, deux geeks lanceront eux aussi leur monnaie, flanquée de la bouille de Kabosu.
Hélas (ou heureusement), cette blague va tellement secouer les marchés qu'elle capitalisera à hauteur de 60 millions de dollars, à peine un mois plus tard. Pour la chienne, mais aussi pour l'informaticien Billy Markus et l'ancien membre du département marketing de chez Adobe, Jackson Palmer, une nouvelle carrière s'ouvre.
Sans grande surprise, c'est le patron de Tesla qui va propulser cette monnaie au firmament. Déclarant cette aventure financière semi-sérieuse de «cryptomonnaie du peuple», Elon Musk l'aurait même «discrètement» financée. C'est en tout cas ce que raconte sa biographie, publiée par Walter Isaacson en septembre dernier. Le 15 avril 2021, un simple tweet du fondateur de SpaceX fera bondir cette affaire de plus de 100% de sa valeur.
La rumeur voudrait même que Twitter, aujourd'hui X, dût servir de plateforme financière sur laquelle les transactions se feraient en Dogecoin. En avril 2023, embourbé dans un procès contre des investisseurs de cette monnaie volatile, il modifiera le logo du réseau social, remplaçant l'oiseau bleu par la tronche de Kabosu.
C'est beaucoup à digérer pour un petit Shiba Inu qui n'avait finalement demandé qu'à s'échapper d'une usine à chiots. Mais sa belle carrière dans la finance, éternellement gravée sur une pièce, est autrement moins créative que sa vie sur Internet, sous le pseudonyme Swole Doge (littéralement «chien pâle») et en duo avec son copain Cheems.
C'est en juillet 2019 que Facebook et les autres vont commencer à opposer la baraquée et le chétif. Un duel (souvent) bon enfant qui couvrira rigoureusement toutes les actualités les plus clivantes de la planète. Jusqu'à incarner la lutte sans fin entre les générations, les pros et anti-vaccins, les pro-Poutine et les Ukrainiens, mais aussi entre les réacs et les «wokes», la plupart du temps orchestrée par les ultraconservateurs, quand ce ne sont pas les membres de l'alt-right américaine.
Puissante malgré elle, Kabosu reçoit logiquement des kilotonnes d'hommages depuis vendredi matin, des fondateurs du Dogecoin aux trolls ukrainiens, sans oublier les millions d'internautes qui auront désormais le cœur lourd à chaque fois qu'ils armeront un nouveau mème.
Dimanche, une cérémonie d'adieu aura lieu, de 13h à 16h, au parc Flower Kaori de Narita City.
— DogeDesigner (@cb_doge) May 24, 2024