«J'ai l'impression que toutes les balles ont été tirées.» Le 13 janvier, l'avocat d'Alain Delon ne pouvait pas mieux résumer la gabegie familiale qui infeste la fin de vie du géant du cinéma français. Alain Delon, que l'on a connu si digne, si crânement pudique, est au cœur d'une odieuse bataille d'oreillers en acier rouillé, que ses trois enfants ont choisi d'exposer aux yeux du monde. Des yeux accaparés par des chamailleries bas de plafond, alors qu'ils devraient pouvoir pleurer la santé fléchissante de la star de 88 ans.
Parfaitement synchronisés avec nos us modernes, qui cupessent constamment dans l'exhibitionnisme, Anthony, Alain-Fabien et Anouchka nous infligent leur propre tragédie putrescente. Sans entracte, mais avec une obscénité olympique. Qui dit quoi? Qui fait quoi? Qui veut quoi? C'est aussi complexe que sans intérêt.
Gérer (et digérer) un héritage, ça n'a jamais été un week-end au bord de La Piscine. Et nul besoin d'être un immense acteur pour voir pourrir les dernières branches encore saines de l'arbre généalogique. Pour les survivants, il s'agit toujours de marier les larmes de famille et les frais de notaire, les comptes d'apothicaire et les failles narcissiques, les allers à l'hosto et les retours de flamme. Et puis, bien souvent, ce qui reste à partager, ce sont des dettes fiscales et des rancœurs abyssales.
Que la dynastie Delon se déchire autour de la prise en charge médicale et le partage des richesses du patriarche, rien de plus ordinaire. Navrant, mais ordinaire. On le sait, des envies de meurtres jaillissent déjà quand il est l'heure de pester contre l'heureux nouveau propriétaire de la vieille Twingo de feu tata Corinne. Sauf qu'il ne viendrait jamais à l'idée du neveu chéri de la pauvre Corinne d'empoigner un mégaphone, pour décrire avec la précision maniaque d'un archéologue l'état du linge sale qui moisit sous le testament.
Si les trois mioches jurent constamment n'agir que pour le bien de papa, chacun de leurs postillons médiatiques tend à prouver le contraire. Quand on braque le projecteur sur soi, l'autre disparait dans la pénombre. Alain Delon n'a jamais été aussi peu concerné par ce qui se raconte sur Alain Delon. Un comble pour celui qui adorait s'évoquer à la troisième personne.
Rappelons une ferme évidence: sans la carrière d'Alain Delon, les gamins ne seraient pas légataires de cet inestimable héritage. Anouchka Delon? Trois films, quatre pièces de théâtre. Alain-Fabien Delon? Une égérie Dior. Parce que daddy le fut bien avant lui. Entre deux tournages et quelques séjours en taule, Anthony Delon a passé sa vie à tenter de «tuer le père». Quand il ne fourguait pas, aux librairies, ses deux journaux intimes qui narraient précisément cette obsession de «tuer le père».
Et ça tombe plutôt bien, puisqu'il peut manifestement compter sur le regain d'intérêt impur pour sa dynastie, offrant ainsi les meilleures chances de réussite à son troisième nombril littéraire, Bastingage.
Le pitch? «Anthony Delon raconte le destin de Philippe, son père, un ancien industriel à l'instinct affûté, qui est mourant et affaibli par la maladie. Leur relation est complexe et le père est décrit comme un être aussi égocentrique que castrateur.» Attention, prévient l'éditeur, ceci n'est pas une autobiographie. Foutaises?
Le calendrier (lui aussi) est cruel. Au même moment, la loi tranchait dans cette infâme chamaillerie, avec la poigne d'une mère courage. «Au regard du conflit entourant» l'acteur, le voilà désormais «sous sauvegarde de la justice».
Bien sûr, à leur décharge, on ne souhaite à personne de naître sous le melon d'un maestro du cinéma d'antan. Mais si on ne choisit pas sa famille, on choisit la manière avec laquelle on désire préserver son histoire, son honneur et sa survie. Pour les pieds nickelés du clan Delon, c'est déjà trop tard.