Ça y est. Merci Alain Berset. Celui qui joue avec nos nerfs depuis des mois à coups de «on ouvre, ah non finalement on ferme, mais on rouvre un peu mais genre que les terrasses mais pas trop» nous libère enfin de nos chaînes. Celles qui retiennent nos chevilles et nos pieds, prêts à enflammer le dancefloor. Mais on n'est pas prêt pour tant de bonheur. On ne dirait pas «enflammer le dancefloor», sinon. On disait comment avant? Je sais plus.
Tant pis pour la sémantique et les phrases ringardes. Depuis les annonces de mercredi dernier, le monde de la nuit est dans les starting-blocks. Patron de clubs à Lausanne, Thierry Wegmüller est lui aussi chaud bouillant, il a raconté à mon collègue qu'il ira danser dans un de ses établissements.
Dans la file d'attente devant les grandes portes de l'antre du plaisir, on compte les minutes. Enfin, «on», les détenteurs du certificat covid, seulement. «T'as reçu ton QR code par mail, toi?» Oui, c'est hyper select. Les potes pas organisés nous jalousent, nous, les VIP vaccinés, guéris ou testés. Ça y est, la foule avance, le videur nous toise un instant et nous laisse entrer. On est en boîte.
Mais après plus d'un siècle d'un an de pandémie, les premiers mouvements d'épaules sont hésitants. On est rouillés, timides. «Je suis sûr que tout le monde me regarde. Je sais pas ce que je fais. Et ces pieds, j'en fais quoi? Merde, vite, un verre.»
Direction le bar, les mains tremblantes, la voix chevrotante. «Deux gin-to s'il vous plaît. Avec la carte. 28 balles? Prenez sur 50.» On est fébrile, généreux, débile. Je sais même plus comment je m'appelle. Vite, j'ai soif.
Ça mordille la paille de son gin avec la même intensité que l'enfant qui n'a pas d'amis à un goûter d’anniversaire parce qu'il mange de la colle. «On sort fumer?» Entre les nuages de cancer et les effluves de sueur, quelques bribes de conversation nous redonnent le sourire. «Ouais j'ai profité du home office pour me recentrer sur moi. J'ai lancé mon blog food.» Ouf, les relous sont toujours là. Merci à eux d'être le point d'ancrage pour notre instabilité post-Covid.
Trois gin-to, deux shots et sept clopes plus tard, les hanches se dérouillent. «Oh, JLo! J'adore cette chanson! Oupster napsitagat, I'M STILL I'MM STILL JENNY FROM THE BLOCK» Ah non, le DJ, qui s'appelle sûrement Jean-Michel Transition, a un peu perdu la main. Il nous balance La Kiffance, sorti de nulle part. Rien ne va avec rien. Mais tout le monde est content. Rien n'a plus d'importance.
Vers 2h30, deux groupes se forment. Le premier a mal négocié le virage: les impatients de retourner se la coller sont hors service. Ça titube en direction du vestiaire en cherchant le ticket perdu il y a plusieurs heures. La team «on lâche rien» a ménagé sa monture. Façon plus propre de dire que ses adhérents ont évité de mélanger le Jäger et le gin, et refusé le troisième shot de tequila à jeûn qu'on leur tendait. Ils arrivent à gratter une heure supplémentaire de liberté à se dandiner devant Jean-Michel Transition.
Les boutons du haut des chemises ont sauté depuis longtemps, le mascara a coulé jusque sur les joues, l'haleine est un alliage acide de tabac et d'alcools qui ne sont pas faits pour être mélangés. Les oreilles sifflent. Les pieds font mal. Tout le monde essaie de choper un Uber qui n'est pas dans 22 minutes. «Toi aussi c'est presque 30 balles? On s'en prend un ensemble et je te Twint?»
C'était intense. Presque trop. Mais c'était super. Ça m'avait manqué. J'ai faim, t'as faim? Je vais nous faire des pâtes en arrivant. Demain, c'est grasse mat'. Bonne nuit, bisous.