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Interview

Marlene Engelhorn pourrait hériter de millions et n'en veut pas

Marlene Engelhorn voulait être reconnaissante lorsqu'elle a appris de combien elle allait hériter, mais au lieu de cela, elle s'est fâchée.
Marlene Engelhorn voulait être reconnaissante lorsqu'elle a appris de combien elle allait hériter, mais au lieu de cela, elle s'est fâchée.Image: lorena sendic silvera
Interview

Cette femme pourrait hériter de millions, mais elle n'en veut pas

Marlene Engelhorn fait partie d'une des familles les plus riches du monde et va hériter de millions. Elle veut en reverser 90% aux impôts. Elle aborde les raisons de ce geste: interview.
28.12.2022, 18:42
Elena Lynch / watson.ch
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Madame Engelhorn, votre grand-mère vivait à Genève. Lors d'une visite il y a deux ans, vous avez appris que vous alliez hériter d'elle de plusieurs dizaines de millions d'euros. Avez-vous été surprise?
Marlene Engelhorn: Même si l'on est très fortuné, on ne s'attend pas à hériter, surtout si l'on a 30 ans. Normalement, on n'hérite qu'après 60 ans. Là, l'argent saute une génération.

Vous souvenez-vous de votre première pensée?
Je voulais être reconnaissante, au lieu de ça, j'étais en colère. J'ai donc commencé à m'énerver à ce sujet, vis-à-vis de ceux qui voulaient l'entendre. (rires)

En cherchant des conseils, vous êtes tombé sur un groupe de jeunes millionnaires appelé «Resource Generation», qui se réunit régulièrement pour discuter de leurs privilèges ─ et de la manière de les abolir. Un groupe d'entraide pour super-riches?
Cela m'aide de pouvoir échanger avec des personnes partageant les mêmes idées. Les questions qui reviennent souvent dans les discussions sont les suivantes:

  • Comment rendre l'argent à la société dont il provient et à laquelle il appartient si l'on ne doit pas payer d'impôts sur la fortune?
  • Comment peut-on militer pour ces impôts?
  • Que faire lorsqu'on est empêtré dans des contrats de gages familiaux et qu'on ne peut pas s'exprimer publiquement?

Dans votre livre Geld qui vient de paraître, vous écrivez que personne ne demande comment BASF et Boehringer Mannheim, les entreprises qui ont fait la fortune de votre famille, ont survécu à la Seconde Guerre mondiale. Avez-vous demandé?
BASF a joué un rôle terrible pendant la Seconde Guerre mondiale. Cela est aussi lié à l'esprit dans lequel elle a été fondée par mon ancêtre Friedrich Engelhorn. Mais l'entreprise n'appartenait plus à la famille à ce moment-là. En revanche, Boehringer Mannheim nous a appartenu jusqu'en 1997. Je n'ai pas obtenu de réponses claires dans la famille.

Vous dites que l'argent vient de la société et devrait y retourner. Qu'entendez-vous par là?
Nous avons une économie basée sur la division du travail, la prospérité est produite en commun, mais répartie de manière inégale. Je ne vois pas pourquoi un petit nombre de personnes possèdent beaucoup et que le pouvoir se concentre entre leurs mains sur plusieurs générations! Cela va à l'encontre de la démocratie et fait de la naissance le principal facteur monétaire. Je n'ai pas «mérité» mon héritage.

«Les héritages transgressent l'idée que tout travail mérite salaire»

Vous associez l'argent au pouvoir. L'influence privée doit-elle toujours être dangereuse ou peut-elle aussi être bénéfique? On pourrait aussi éviter la catastrophe climatique avec une grande fortune.
Même si le résultat était la fin du changement climatique, cela ne justifierait pas une influence privée. La fin ne justifie pas les moyens. Il n'est pas durable de se contenter d'acheter des résultats. Le processus doit être démocratique. C'est l'affaire de tous. Le cheminement est le but, mais pas seulement celui que les personnes fortunées trouvent bon. Nous voyons bien que cela nous entraîne toujours plus loin dans la catastrophe climatique.

A quoi faites-vous référence?
Au mode de fonctionnement économique du capitalisme dans le monde Occidental, basé sur l'exploitation et le profit. Mais aussi à la destruction active et passive de l'environnement par la consommation et les placements chez les plus riches. Cela ne fait qu'aggraver la crise. Et au final, ce sont ceux qui ne peuvent pas acheter de quoi se sortir de la misère qui en paient le prix.

«Si les personnes fortunées voulaient vraiment sauver le monde, elles l'auraient fait. L'argent est là»

Votre famille a fait des dons importants: à la recherche, aux musées, à un centre d'archéologie et à la musique classique. Est-ce si mal?
Ce n'est pas du tout la question, car les pouvoirs publics peuvent aussi s'occuper de tout cela. Mais il ne faut pas que des individus décident de la destination de l'argent. Peut-être que la société aurait voulu autre chose qu'un centre archéologique. Mais elle n'a pas été consultée. Au lieu de cela, cela dépend du bon vouloir des donateurs et de leurs préférences personnelles.

Vous voulez donner 90% de votre héritage, non pas sous forme de dons, mais d'impôts.
Exactement. Mais en Autriche, l'impôt sur les successions a été supprimé en 2008. Qu'en est-il en Suisse?

En Suisse, les époux et les partenaires enregistrés ne doivent pas payer d'impôt sur les successions. Les enfants en sont également exemptés dans la plupart des cantons. Il en va de même pour l'impôt sur les donations.
Chaque fois que l'argent se déplace, il est imposé. Sauf pour les successions. C'est grotesque! Ainsi, la fortune s'accumule toujours dans les mêmes familles et se transmet par héritage de manière dynastique. En Autriche, neuf biens immobiliers sur dix sont transmis par héritage à des personnes qui possèdent déjà des biens immobiliers.

Hériter, c'est donc injuste?
Oui, et hériter est une bêtise! (rires) J'entends par là hériter de biens. Si vous héritez de la collection de poupées de votre grand-mère ou d'un objet similaire, cela ne me pose aucun problème.

«L'héritage le plus important dans une société, c'est quand même la démocratie, et pas le maintien de rapports de force inégaux par une répartition inégale de la fortune»

En Suisse, les héritages supérieurs à un million de francs vont majoritairement aux 10% les plus riches. Le reste va aux 90% restants. Pourtant, il y a sept ans, les électeurs suisses ont rejeté à 71% un impôt national sur les successions. Comment cela s'articule-t-il?
Ce qui est important n'est pas le jour du vote, mais la période qui le précède. Elle est marquée par la fortune. Celui qui a le plus d'argent aura la meilleure campagne. Il ne faut pas sous-estimer cet aspect. Dans l'idéal, tout le monde comprendrait le thème de la votation par lui-même, sans manipulation de l'opinion. Mais beaucoup n'ont pas le temps: la machine à laver est cassée, l'enfant est malade, la grand-mère doit être placée en maison de retraite, le mariage est en crise. Ceux qui se débattent avec toutes sortes de stress quotidiens et professionnels n'ont pas l'énergie de regarder derrière ces manipulations.

Vous avez co-fondé «taxmenow», une initiative de personnes fortunées qui s'engagent pour la justice fiscale en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Mais vous ne faites pas de propositions. Pourquoi?
Nous avons déjà des revendications claires et, en tant que personnes fortunées, nous apportons un accès privilégié aux médias dominants. Tout le monde veut nous parler parce que nous avons de l'argent, même si nous ne nous y connaissons pas du tout. Les experts en matière de justice fiscale se trouvent généralement ailleurs, mais ils sont loin d'être invités aussi souvent que nous.

Vous ne voulez pas abuser de votre influence.
Tout à fait. Il existe de nombreux bons modèles qui réfléchissent à la manière de taxer la fortune, de la rendre progressive et d'atteindre ainsi la justice sociale. Mais si, en tant que personnes fortunées, nous accordons plus d'importance à un modèle qu'à un autre, ce n'est pas juste. La décision doit être prise démocratiquement. Mais pour cela, le discours public doit d'abord s'éloigner de la question de savoir si la fortune doit être imposée, pour se concentrer sur la question de savoir comment elle doit être imposée.

L'économiste français Thomas Piketty propose d'introduire un impôt sur la fortune de 90% à partir de deux milliards. Avec l'argent ainsi gagné, l'Etat devrait offrir à chacun 120 000 euros pour son 25e anniversaire ─ comme une sorte de capital de départ pour la vie. Est-ce une bonne idée?
C'est intéressant. Mais il faut aller plus loin. On ne supprime les inégalités structurelles que si l'on change aussi les structures. Cela implique aussi de savoir qui a accès à quelles institutions. Il existe actuellement, dans notre société, une deuxième voie, une fast-track, à laquelle on ne peut accéder que si l'on a de l'argent et des relations.

Vous ne vous entourez que de personnes fortunées?
La plupart de mes amis et amies sont issus d'une classe privilégiée.

«Il n'est pas supposé être possible pour les personnes fortunées d'avoir des relations avec des personnes en dehors de leur classe sociale»

Cette exclusivité est structurelle: jardin d'enfants privé, école privée, université d'élite. On reste entre soi. Cette séparation des classes est problématique, car on ne se connaît pas. Sauf s'il y a une relation de travail, mais alors il y a une inégalité de pouvoir.

Dans une école publique, on apprend à se connaître entre classes. Mais je suppose que vous ne les avez pas fréquentées?
Non. J'ai suivi exactement ce parcours: école maternelle privée, école privée, l'université publique. Jusqu'à cette dernière étape «normale» pour 1% de la société. Donc pas normal. Je ne l'ai réalisé que lorsque j'ai découvert, à l'université, la normalité des 99 autres pourcents. On nage tellement dans sa propre soupe et c'est valable pour tout le monde! Le problème, c'est que lorsqu'il n'y a pas d'échange entre les classes et que l'on est «en haut», cela influence la manière dont on utilise ce pouvoir. J'échange désormais avec des personnes de toutes les classes et j'en suis très reconnaissante.

Quand avez-vous pris conscience que ce qui est normal pour vous ne l'est pas pour tout le monde?
Je m'en tiens à ce que dit Daniel Kahneman: il n'y a pas de chaîne logique d'événements. On se le raconte certes rétroactivement, mais il s'agit en fait d'un ensemble de moments diffus. Dans mon cas, il s'agissait de nombreuses discussions avec des personnes qui ont grandi différemment de moi. Le travail relationnel a été extrêmement important.

Dans le livre, vous écrivez que vous avez dû vous forcer à dire à quelqu'un que vous alliez hériter de plusieurs dizaines de millions d'euros. En avez-vous honte?
Dans ma famille, on dit: «On ne parle pas d'argent, on en a.» Premièrement, parce que cela ne se fait soi-disant pas. Deuxièmement, parce que cela vous réduit à l'argent. Mais cela ne marche pas: celui qui pense ainsi se réduit lui-même à l'argent.

Pourquoi l'argent est-il si honteux?
La honte et la culpabilité sont des sentiments sociaux qui contribuent à réguler les interactions. Le fait qu'ils apparaissent lors d'une surenchère montre qu'une limite a été franchie. Les trop riches savent qu'ils ont trop et que d'autres ont trop peu à leurs dépens. Sinon, pourquoi s'intéresseraient-ils à la philanthropie, où ils donnent des fractions selon leur bon vouloir égoïste pour se donner bonne conscience, plutôt que de payer des impôts?

Vous écrivez que vous êtes née trop riche, mais que vous n'êtes pas obligée de mourir trop riche. Comment allez-vous vivre entre les deux?
Comme 99% de la société, en travaillant et en payant des impôts.

Est-ce que c'est possible? Vous ne pourrez plus vous débarrasser de vos privilèges. On connaît votre nom, votre visage, votre histoire, votre famille et maintenant votre livre.
Il faut faire la différence entre l'excès de richesse et le privilège.

«J'aimerais rendre ma fortune, de sorte qu'à un moment donné, je ne fasse plus partie du 1% le plus riche de la société.»

Mais oui, je suis privilégiée et avec le travail de relations publiques que je fais actuellement, je ne peux me le permettre que parce que j'ai une fortune qui finance ma vie. Grâce à mes privilèges, je suis pour ainsi dire «inclassable». Mais je peux garder ces privilèges à l'esprit et m'efforcer de ne pas en abuser.

Marlene Engelhorn s'exprimera le 9 janvier 2023 au Kaufleuten à Zurich.

(traduction et adaptation par sas)

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