C’est à une tâche titanesque, et peut-être irréalisable, que s’est attelé Emmanuel Macron depuis qu’il est président de la République: réconcilier les mémoires de la guerre d’Algérie. Le passé de ce conflit, qui a abouti à l’indépendance algérienne en 1962, continue, 60 ans après, de peser sur les consciences et d’animer le débat, rarement d’une manière apaisée.
L’apaisement. Tel est le maître-mot du chef de l’Etat, qui entend donner place à l’expression de toutes les mémoires, de toutes les souffrances, depuis la conquête coloniale de l’Algérie en 1830 jusqu’au départ des Français 132 ans plus tard. C’est ainsi qu’il a honoré, mardi 18 octobre dans la cour des Invalides à Paris, les soldats français ayant combattu en Algérie entre 1954 et 1962. Un hommage sous forme de prise d’armes, en sa présence, mais sans discours de sa part.
Emmanuel Macron souhaite que l’ensemble des protagonistes, à l’exclusion des criminels, puisse se sentir reconnu, indépendamment du jugement moral porté sur la colonisation, que le même Macron, alors simple candidat à la présidence de la République, avait qualifiée de «crime contre l’humanité» lors d’un voyage en Algérie en février 2017 – ces mots avaient fait polémique à l’époque, il ne les réemploierait peut-être pas aujourd’hui.
Lundi, Karim Benzema, la star française du Real Madrid, a été élu Ballon d’or. Un 17 octobre. Quel symbole! Nombreux sont les descendants de l’immigration algérienne en France qui, explicitement ou tacitement, ont fait le rapprochement entre le sacre du footballeur de 34 ans, franco-algérien comme eux, et la date du 17 octobre 1961. Ce jour-là, des milliers d’Algériens manifestaient pacifiquement dans Paris à l’appel du Front de libération national (FLN) pour protester contre un couvre-feu qui leur était imposé. La répression policière s’abattit sur eux, faisant des dizaines de morts. Un massacre.
Qu’un descendant d’Algériens, qui plus est distingué par l’illustre Zidane, également fils d’Algériens et dernier Ballon d'or français jusque-là, donne à la France cette récompense sportive tant convoitée, traduit moins une revanche sur le passé que le sentiment, pour ces Français issus de la deuxième génération de l’immigration, qu’il est possible de faire souche dans un pays avec lequel celui de leurs parents a été en guerre. Ce qui a nourri et nourrit encore chez une partie d'entre eux d’insondables conflits de loyauté.
Tout à sa doctrine très «en même temps» – mais y en a-t-il une autre de valable en termes de paix civile –, Emmanuel Macron, à la veille d’honorer les soldats français qui ont combattu en Algérie, a rédigé un tweet d’hommage aux victimes du 17 octobre 1961. Le voici:
À Paris, il y a 61 ans, la répression d’une manifestation d'indépendantistes Algériens faisait des centaines de blessés et des dizaines de morts. Des crimes inexcusables pour la République. La France n'oublie pas les victimes. La vérité est le seul chemin pour un avenir partagé.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) October 17, 2022
Là où certains pointent une contradiction dans ces hommages à des «camps» opposés, le chef de l’Etat est d’avis qu’il faut au contraire réunir les souffrances dans une histoire commune, dans laquelle chacun reconnaisse et assume ses actes.
Sauf que les choses ne sont pas aussi simples. Même les âmes les plus disposées à cette fusion des mémoires, dans l’objectif de les dépasser, ne sont pas exemptes de ressentiment. Et c’est inévitable. Il s’agit alors de faire ce qu’on appelle un travail sur soi, de façon à aller de l’avant, comme on dit encore.
D’autres «fronts» plus actuels ou plus inattendus jouent en défaveur de la concorde civile (l’expression du défunt président algérien Abdelaziz Bouteflika au sortir de la guerre civile des années 1990). Il y a la question lancinante de l’islam, de la représentation que s’en fait une partie de la jeunesse musulmane française, engagée dans un rapport de force avec l’institution scolaire, garante de la laïcité en ses murs.
A Nanterre, en banlieue parisienne, des heurts ont lieu aux abords du lycée Joliot-Curie depuis une semaine. Des jeunes protestent, entre autres contre l’application de la loi de 2004 interdisant les signes religieux ostensibles à l’école. Des lycéennes ôtent certes leurs voiles ou foulards musulmans à l’entrée de l’établissement, mais sont vêtues d'abayas, de longues robes portées dans de nombreux pays musulmans. La direction du lycée y voit du prosélytisme, prohibé par la loi. Les Renseignements ont, à ce propos, constaté sur les réseaux sociaux, TikTok en particulier, des appels à enfreindre la législation laïque.
Début octobre, aux Mureaux, une localité «difficile» des Yvelines, toujours en banlieue parisienne, un élu, adjoint au maire, a annoncé sa démission. Cet homme jette l’éponge, après, dit-il, avoir été la cible durant de «longs mois» d’insultes et de menaces à caractère anti-blanc et homophobe.
Si la gauche et la presse de gauche sont empruntées dès lors qu’il s’agit de traiter de ce type de racisme, étant plus à l’aise dans la dénonciation du racisme inverse et des discriminations sociales qu’il provoque, la presse de droite, les partis de droite et bien sûr l’extrême droite ne manquent pas de relever l’«échec du vivre-ensemble», à tout le moins ses gros ratés.
Les plus radicaux, comme Eric Zemmour, ceux qui pensent que «ça va mal finir», parlent de «colonisation à l’envers» en se référant au concept de «grand remplacement», dont on s’aperçoit qu’il se diffuse au-delà du giron d’extrême droite où il est né.
Même l’atroce fait divers qu'est la mort de la petite Lola – dont la principale suspecte est une Algérienne de 24 ans en situation irrégulière – est prétexte à alimenter les discours extrémistes ou alarmistes sur l’immigration, laquelle participerait d’un «changement de population», Eric Zemmour, toujours lui, parlant à propos du meurtre de Lola de «francocide». Une récupération politique jugée indigne par les adversaires de l’extrême droite, qui réplique, mais il n'y a pas qu'elle à le faire, en disant que la gauche n’hésite pas à instrumentaliser la mort d’individus «quand ça l’arrange».
Dans les Pyrénées-Orientales, un acte politico-symbolique qui dit quelque chose de cette lente configuration de fronts intérieurs sur fond d’histoire pleine de rancœurs et désormais d’intransigeance: jeudi 13 octobre, le maire de Perpignan et vice-président du Rassemblement national, Louis Aliot, a remis la médaille de la Ville au couple «chasseurs de nazis» Serge et Beate Klarsfeld. Certes, Louis Aliot est en campagne interne face au jeune loup Jordan Bardella pour la présidence du parti, sur une ligne se voulant débarrassée des scories du lepénisme.
Il n’empêche: voir deux piliers de la lutte contre l’antisémitisme être honorés par le haut cadre d’un parti où l’antisémitisme avait son rond de serviette il y a dix ans encore, a quelque chose de stupéfiant. Le président de SOS-Racisme, Dominique Sopo, a qualifié d’«irresponsable» la «banalisation de l’extrême droite» à laquelle se seraient livrés les Klarsfeld à cette occasion. 👇
Jeudi dernier, les époux Klarsfeld ont été faits citoyens d'honneur de Perpignan par Louis Aliot, maire RN de la ville. Quand deux "chasseurs de nazis" acceptent un tel hommage, ils participent à la banalisation de l'#extremedroite. C'est pourquoi ce geste est irresponsable. pic.twitter.com/zOggGSvAEh
— Dominique Sopo (@d_sopo) October 17, 2022
Il est certain que les attentats islamistes qui ont tué des juifs en France ces 20 dernières années ont provoqué un déplacement de nombreux électeurs juifs d’un ancrage à gauche (qui elle-même les a plutôt laissés tomber au profit de l'électorat des banlieues) vers la droite et parfois l’extrême droite. A cela s’ajoute le fait que Louis Aliot est descendant de pieds-noirs (Européens nés en Algérie), son grand-père maternel étant juif et de même origine.
Se reconstitue en France, et c’est inquiétant, une donne qui ressemble à celle des derniers temps de l’Algérie française, avec un bloc européen alliant «Européens» et «juifs», face aux «Arabes». Cette évolution est d’autant plus regrettable qu’émerge enfin, parmi la descendance de l’immigration maghrébine, singulièrement algérienne, une génération pour le coup apaisée, qui a pris ses distances avec l’islam identitaire, qui ne culpabilise plus de vivre en Occident, dans le pays autrefois en guerre avec le pays des parents. Une génération qui se normalise.