Samedi soir au Stade de France, à Saint-Denis, où s’est jouée la finale de la Ligue des champions opposant Liverpool au Real Madrid, la France n’a pas seulement donné une piètre image de ses capacités organisatrices d’un grand match de foot européen. Elle a laissé voir au monde ce dont elle n’est pas fière: ses «problèmes». Des problèmes qui font tache sur la nappe à carreaux de la bavette-frites attrape-touristes.
Des dizaines, quelques centaines de jeunes gens, qui n’avaient ni billets ni «faux billets» et qui pour partie ont escaladé les grilles du Stade de France, se sont mêlés à ce qui n’était déjà plus du tout une fête pour beaucoup de supporters anglais massés aux portes de l'enceinte sportive. Avant et après le match, des Anglais, mais des Espagnols aussi, rapportent avoir été agressés et volés par certains de ces jeunes gens venus sur place, en voisins ou de plus loin. Parmi les individus interpellés, quelques-uns, sans-papiers ou non, seraient connus des services de police pour des vols à la sauvette ou à l’arraché.
Ils ne sont représentatifs de personne, les origines associées machinalement à des faciès dans ce genre de circonstances ne valent pas suspicion. Mais les actes délictueux commis samedi soir rendent compte de problèmes dont la France a un peu honte et dont elle se demande comment elle va pouvoir les résoudre: des ratés dans la gestion de l’immigration, une histoire coloniale en souffrance, une concentration de populations modestes dans un département, la Seine-Saint-Denis, accolé à la capitale, classé territoire le plus pauvre de la France métropolitaine. L'ancien international français Thierry Henry avait prévenu: Saint-Denis, ce n'est pas Paris.
Thierry Henry avait prévenu. https://t.co/nt9OgSQtDi
— Instant Foot ⚽️ (@lnstantFoot) May 28, 2022
Dimanche, au lendemain de la rencontre, chacun était en son fantasme comme en son déni:
L’UEFA a annoncé de son côté vouloir mener une enquête indépendante sur les dysfonctionnements de samedi soir. Le pourra-t-elle? Pas sûr que le ministère de l’Intérieur collabore avec entrain à l’établissement de la vérité. En interne, citée par Médiapart, une source policière qualifie de «n’importe quoi» l’analyse établie par la préfecture à la suite des incidents d’avant et d’après-match.
Là où Gérald Darmanin parle de «30 000 à 40 000» supporters anglais se pressant au Stade de France supposément sans billets ou munis de faux, il faudrait comprendre que ces 30 000 à 40 000 sont en réalité la différence entre les 60 000 Anglais présents dans les fans-zones aménagées dans Paris et les 20 000 autres Anglais qui se sont rendus au Stade de France. En d’autres termes, le ministre, qui semble bien seul à ramer deux semaines à peine avant le premier tour des élections législatives, cacherait la vérité.
Un jour plus tard, au stade Geoffroy-Guichard de Saint-Etienne, les choses avaient le mérite d’être plus claires sans être plus rassurantes, rapport à la violence que le football charrie en France. Dimanche soir, au terme d’un match de barrage valant relégation en Ligue 2 pour le perdant, en l’occurrence l’équipe hôte qui recevait Auxerre, des milliers de supporters en colère ont envahi la pelouse.
«Colère»: c’est probablement le mot qui caractérise le mieux cette France dont les nerfs explosent en diverses occasions. Vue de l’intérieur ou de plus loin, l’impression qui domine est celle d’un «grand pays» en proie à deux maux majeurs: une portion bien trop importante de bas salaires et une crise de la délibération démocratique.
A quoi s’ajoute, singulièrement à gauche, une profonde difficulté à dire la réalité des choses, celles qui apparaissent avec leur lot de dilemmes, ce qui profite assez souvent à l’extrême-droite, la voiture-balai des non-dits. A gauche, au contraire, on considère que c'est en parlant de certains sujets délicats, tel le rapport à l'islam des descendants de l'immigration, qu’on fait le lit de l’extrême-droite.
Mais ce qui aura le plus traumatisé et même tétanisé la classe politique et les médias, plus encore peut-être que le terrorisme islamiste, c’est le phénomène des gilets jaunes apparu fin 2018, qui s’est ensuite redéployé dans le mouvement antivax.
Face à la colère des gilets jaunes, un mouvement de type insurrectionnel déclenché par une hausse des taxes sur les carburants, préfiguration d’une guerre civile non pas fondée sur des bases ethniques mais sociales, à la française pourrait-on dire, les partis politiques ont pris peur. Certains, comme le Rassemblement national de Marine Le Pen et la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, par intérêt ou par opportunisme, se sont ralliés à cette contestation d’ampleur inédite, dirigée contre les «élites» et dont Emmanuel Macron était la figure détestée.
C’est à l’occasion des gilets jaunes qu’est apparue dans la presse l’expression désormais banalisée de «violences policières», quand il n’avait jamais été question jusque-là que de «bavures». Non que la police ne se montre pas violente à l’occasion, mais c’est son droit de l’être, elle seule en démocratie ayant l’usage légitime de la violence. Le problème est qu’elle en use parfois de manière disproportionnée, en dehors du cadre légal.
S’il fallait identifier le moment où la police est devenue un «problème structurel», c’est à l'occasion de cet éditorial du Monde, un monument de la presse sociale-libérale, dite aussi de centre gauche. Le 11 janvier 2020, un peu plus d’un an après l’éclatement de la crise des gilets jaunes, Le Monde écrivait:
Jusque-là, le grand quotidien paraissant l’après-midi s’était encombré de guillemets, parce qu’il savait tout l’enjeu qu’il y a à désigner les forces de l’ordre non comme la solution, mais comme le problème ou une partie de ce dernier.
L’emploi, à présent sans réserve, de ces mots accolés l’un à l’autre, témoigne, d’une part, de l'existence de brutalités policières, mais aussi, d’une facilité qui consiste à faire des forces de l’ordre le bouc émissaire de violences sociales dans lesquelles elles ne sont pour rien, sauf à considérer que le flic, en tant qu'agent protecteur de l’ordre bourgeois, est coupable, quoi qu’il arrive. Le recours à l’expression «violences policières» met en quelque sorte l’usage social de la violence au même niveau de légitimité que son usage policier.
Interviewé par le magazine français L'Express, Philippe Auclair, spécialiste du football anglais installé à Londres depuis 1986, en appelle au sens des proportions:
Faire attention, toutefois, à ce que les expressions «violences policières» comme «supporter anglais», celle-ci montant en flèche sur les réseaux sociaux tel un mot codé synonyme de racailles, ne deviennent prétexte à occulter ou exagérer des parts de la réalité.