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Crise ukrainienne: Biden pourrait proposer un accord secret à Poutine

Poutine et Biden en alerte face au conflit ukrainien
Image: keystone/watson

Levée des mesures par un Berset d'un autre genre

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Crise ukrainienne: Biden pourrait proposer un accord secret à Poutine

Comme l'a fait John Fitzgerald Kennedy en 1962, y'aurait-il un accord entre Vladimir Poutine et Joe Biden dans la crise ukrainienne?
16.02.2022, 17:4217.02.2022, 10:30
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Avec la présence des troupes russes à la frontière ukrainienne, les risques de guerre demeurent non négligeables. Les présidents Joe Biden et Vladimir Poutine évoquent la possibilité d'une solution diplomatique, qui donnerait à Poutine un moyen de sortir de la crise qu'il a créée tout en sauvant la face.

La question est de savoir s'ils peuvent et s'ils veulent concevoir un accord mutuellement acceptable, compte tenu de la densité de l'enchevêtrement des intérêts conflictuels derrière ce conflit. Il y a bien un moyen de le désamorcer d'un coup: Biden pourrait s'inspirer de John F. Kennedy et proposer un accord secret à Poutine.

Voici où en sont les choses. Après la conversation téléphonique d'une heure entre Poutine et Biden samedi 12 février, le communiqué de la Maison-Blanche montre qu'il semble que rien n'ait changé; Biden, peut-on y lire, a de nouveau averti que les États-Unis feraient «payer rapidement et sévèrement» la Russie si elle envahissait l'Ukraine. Point barre.

Cependant, lors d'une conférence de presse tenue à Moscou plus tard la même journée, Iouri Ouchakov, conseiller de Poutine, a révélé que la conversation était allée beaucoup plus loin. Biden, dit-il, a rappelé le long historique de collaboration entre les deux pays, souligné les nombreux sujets sur lesquels ils devaient encore coopérer et proposé nombre de compromis diplomatiques pour résoudre la crise (ici, Ouchakov n'est pas entré dans les détails). Poutine a déclaré qu'il allait y réfléchir, tout en se plaignant que l'Occident ignorât sa principale demande: que l'Ukraine ne fasse jamais partie de l'OTAN. (Encore un peu plus tard, une conférence de presse récapitulative par un «haut responsable de l'administration» a confirmé le récit d'Ouchakov.)

Biden, Poutine et le président ukrainien Volodymyr Zelensky ont tous adopté des positions radicales sur le sujet: Biden déclare que la politique de la porte ouverte de l'OTAN ne peut être refusée de façon permanente à l'Ukraine; Poutine affirme que si. Zelensky ne cesse quant à lui de demander à adhérer à l'alliance militaire menée par les Américains. Tout recul sur ces positions serait vu comme une démonstration de faiblesse: la crédibilité des États-Unis prendrait un coup dans l'aile; Poutine perdrait ce qu'il considère comme sa dernière chance de restaurer la sphère d'influence russe à ses frontières occidentales; Zelensky serait harcelé par des nationalistes antirusses qui considèrent que tout compromis est une trahison.

Existe-t-il un moyen de s'en sortir tout en sauvant la face? L'étude de cas classique ici est la crise des missiles de Cuba de 1962, même si aujourd'hui encore, soixante-ans ans après les faits (et trente-cinq ans après que tous les documents et les enregistrements secrets de la Maison-Blanche ont été déclassifiés), peu d'historiens et quasiment aucun journaliste ne comprennent totalement comment cette crise a été désamorcée.

L'unique condition est le secret

Dans un geste désespéré, le premier secrétaire du Parti communiste de l'Union soviétique Nikita Khrouchtchev expédia secrètement des missiles à ogives nucléaires à Cuba. Un an auparavant, les responsables américains avaient déclaré que le «fossé des missiles», c'est-à-dire l'évaluation par leur agence de renseignements de l'écrasante supériorité soviétique supposée en matière de missiles balistiques intercontinentaux, était un mythe. De nouveaux satellites de reconnaissance avaient révélé que les Soviétiques ne disposaient que de quatre de ces missiles; les États-Unis les surpassaient de loin. Khrouchtchev avait propagé cette fiction en se vantant que ses usines débitaient des missiles «comme des saucisses». À présent, il savait que nous savions que ce n'était pas le cas. Il craignait que les États-Unis ne soient en train de préparer une attaque nucléaire contre l'URSS, sachant qu'il n'aurait pas les moyens de riposter. Pour compenser, il envoya des missiles à moyenne portée à Cuba.

Mais l'expédition ne fut pas suffisamment discrète. Le 14 octobre, un avion espion américain U-2 vit la première cargaison de missiles en train d'être installée sur l'île. Deux jours plus tard, le président John F. Kennedy réunit ses principaux conseillers dans la Cabinet Room de la Maison-Blanche. Au cours des treize jours qui suivirent, ils se réunirent quotidiennement pour discuter des décisions à prendre (Kennedy enregistra ces réunions à l'insu de ses conseillers. Ces enregistrements sont désormais disponibles à la JFK Library, et des transcriptions ont été publiées.)

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Image: sda

À un moment, le 18 octobre, Kennedy se demanda ce que Khrouchtchev avait vraiment en tête. Le dirigeant soviétique devait savoir qu'il ne pouvait pas gagner; peut-être avait-il juste besoin d'un moyen de retirer ses missiles tout en sauvant la face. Peut-être, proposa Kennedy, pourrions-nous dire à Khrouchtchev: «Si vous commencez à les retirer, nous retirerons ceux que nous avons en Turquie.» Les États-Unis y avaient récemment déployé des missiles à tête nucléaire à moyenne portée susceptibles de frapper le sud de l'URSS. Aucun des conseillers de Kennedy n'accorda la moindre attention à sa remarque.

Neuf jours plus tard, après de nombreux moments extrêmement tendus, Khrouchtchev fit ouvertement la même proposition -il enlèverait ses missiles de Cuba si nous ôtions les nôtres de Turquie. Kennedy aima l'idée tout de suite. «Aux yeux de n'importe quel homme des Nations unies, de n'importe quel homme rationnel, cela semblera un arrangement équitable», expliqua-t-il.

Mais tous ses conseillers -pas seulement les généraux, mais aussi les ministres- s'opposèrent à cette idée qu'ils estimaient dangereuse. «Maintenez la pression!» l'exhorta Robert McNamara, le secrétaire à la Défense. «Si nous semblons échanger la défense de la Turquie contre la menace à Cuba, nous subirons un déclin radical» en matière de pouvoir, avertit le conseiller à la Sécurité nationale McGeorge Bundy, la voix tremblant de colère. D'autres prédirent que les Turcs seraient humiliés, que notre crédibilité serait anéantie et que ce serait la fin de l'OTAN. Tout cela alors que les missiles en Turquie étaient anecdotiques -il n'y en avait que quinze- et qu'ils ne tarderaient pas à être remplacés par des sous-marins chargés de missiles Polaris, bien plus fiables.

Finalement, le président Kennedy chargea son frère, Robert Kennedy, ministre de la Justice (également opposé à l'accord d'échange des missiles) d'aller voir l'ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine et de lui dire que nous acceptions ce compromis, mais à la seule condition qu'il soit gardé secret. Si les Soviétiques révélaient qu'ils avaient accepté cet accord, il serait immédiatement annulé. Kennedy n'en confia les termes qu'à six de ses conseillers (il craignait profondément les conséquences politiques d'un compromis avec le Kremlin). À l'intention de tous les autres et du reste du monde, il mit au point une histoire selon laquelle il avait rejeté l'échange de missiles mais avait accepté à la place une proposition de Khrouchtchev faite la veille: ce dernier acceptait de retirer ses missiles si Kennedy promettait de ne jamais envahir l'île communiste de Cuba.

Le lendemain, dimanche 29 octobre, Khrouchtchev annonça le retrait des missiles et confirma la fausse version de l'accord.

Un tel secret est-il tenable aujourd'hui?

Étonnamment, cet arrangement fut tenu secret pendant très longtemps. Ce n'est qu'en 1982, lors du vingtième anniversaire de la crise, alors que l'existence des enregistrements était sur le point d'être dévoilée, que McNamara, Bundy et d'autres conseillers révélèrent la véritable histoire -ou en tout cas, une partie (ils n'avouèrent pas qu'ils s'étaient tous opposés à cet accord secret).

Si cet accord n'avait pas été conclu, les frappes aériennes américaines auraient dû commencer deux jours plus tard, le lundi 30 octobre -500 raids de bombardements conventionnels par jour pendant cinq jours, suivis d'une invasion terrestre de l'île. Certains des missiles soviétiques étaient déjà équipés de leur ogive nucléaire; ils auraient pu être lancés en représailles. Et bien qu'on ne l'ait pas su à l'époque, les Soviétiques avaient secrètement déployé 40'000 soldats à Cuba pour contrer une éventuelle invasion américaine. En d'autres termes, en acceptant l'accord de Khrouchtchev, John Kennedy a peut-être empêché la troisième guerre mondiale à lui tout seul.

Quel rapport avec la crise ukrainienne de 2022? Poutine a proposé une solution de sortie -maintenir l'Ukraine en dehors de l'OTAN- que tout le monde, Biden compris, qualifie d'inacceptable, tout en admettant que l'Ukraine ne sera de toute façon pas autorisée à intégrer l'OTAN avant longtemps, voire jamais.

Le plus simple serait que Biden accepte la proposition de Poutine - et qu'il interdise à jamais l'entrée de l'OTAN à l'Ukraine. Mais cette solution pose trois problèmes. Tout d'abord, c'est une promesse impossible à tenir; même si Biden le voulait, il n'existe aucun moyen d'en barrer l'entrée à l'Ukraine pour toujours. Deuxièmement, ce serait la fin de l'influence américaine dans le monde; tous les autres alliés ne tarderaient pas à se chercher un nouveau protecteur. Même John Kennedy, en 1962, savait qu'il ne pouvait pas ouvertement accepter la proposition de Khrouchtchev. Il devait garder le secret (il mentit même à son prédécesseur, Dwight Eisenhower. Lorsqu'il informa l'ancien général cinq étoiles que la crise était terminée, Eisenhower lui demanda s'il avait conclu un accord secret. Kennedy lui répondit que non.)

Serait-il possible de garder un tel engagement secret dans le monde d'aujourd'hui qui baigne dans les médias et les réseaux sociaux? En 1962, Kennedy et ses conseillers se réunirent pendant treize jours dans la Cabinet Room sans qu'aucune évocation de ces réunions ne fuitât dans la presse. Ce serait impensable aujourd'hui. Mais qu'en serait-il d'un accord secret avec Poutine, un homme à qui les secrets ne posent aucun problème?

Voici un moyen d'y parvenir -peut-être.

Quelques possibilités en vue

Biden pourrait envoyer un émissaire secret à Poutine. Le directeur de la CIA, William Burns, pourrait être un bon choix; il lui est déjà arrivé d'effectuer des déplacements discrets à Moscou. Burns pourrait aller y proposer la chose suivante: l'Ukraine n'adhérera pas à l'OTAN tant que Biden sera au pouvoir; d'un point de vue pragmatique, c'est le maximum que puisse promettre un président. Cependant, pourrait-il ajouter, si Poutine rend cet engagement public, l'accord sera caduc -il pourrait même être certain que l'Ukraine serait admise dans l'OTAN dès la semaine prochaine.

En outre, pourrait ajouter Burns, si la Russie retire ses troupes d'Ukraine et les renvoie dans leurs bases d'origine, Biden fera tout ce qu'il a proposé lors des pourparlers précédents et prendra diverses mesures visant à restaurer la confiance entre les deux pays et à stabiliser leurs relations.

Quelques possibilités: revenir dans le traité Ciel ouvert visant au contrôle des armes dont le président Trump s'était retiré. Laisser des inspecteurs contrôler tous les exercices militaires et les déploiements de missiles dans la région. Organiser une conférence sur la sécurité européenne, afin d'y inclure des considérations sur les intérêts et les préoccupations russes. Ouvrir des négociations pour dissiper les ambiguïtés des Accords de Minsk, ce traité de cessez-le-feu signé par la Russie et l'Ukraine en 2015 mais dont les différences d'interprétation ont empêché la mise en oeuvre. De hauts responsables américains et russes ont évoqué la reprise des Accords de Minsk pour sortir de la crise. Le temps est venu de mettre cette proposition à l'épreuve.

Enfin, Zelensky devra accepter d'arrêter de demander d'adhérer à l'OTAN, en échange d'assurances de sécurité et d'une aide économique de grande ampleur. Cela aussi devra être tenu secret, pour éviter qu'il ne se fasse évincer du pouvoir par des ultra-nationalistes ukrainiens.

Tout cela permettrait à Poutine de claironner au monde entier: «Je vous le disais bien que je ne faisais que conduire des exercices militaires.» Il aurait la satisfaction de voir que ses inquiétudes sécuritaires sont prises en considération, et pourrait même être loué (avec des ricanements en coin) comme un homme de paix.

Ces éventualités sont-elles envisageables? Je l'ignore. La plus grande part dépend des intentions de Poutine. Si la seule chose qu'il veut, c'est résoudre la question ukrainienne par la force dans les prochains jours ou les prochaines semaines, alors Biden peut proposer tous les accords qu'il voudra, rien n'y fera. S'il cherche un moyen de s'en sortir en sauvant la face, alors un accord secret de ce type pourrait bien être l'unique solution pour sortir de la crise.

Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original

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La Russie a amassé des centaines de milliers de soldats à la frontière ukrainienne.
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