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Syrie: voici le jeu dangereux de la Russie et de la Turquie

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Ergogan défie Poutine en Syrie

La Turquie poursuit sans relâche ses objectifs stratégiques en Syrie. Face à l'escalade actuelle de la guerre civile, le président turc prend le risque d'entrer en confrontation directe avec Vladimir Poutine.
05.12.2024, 16:56
Patrick Diekmann / t-online
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Parfois, la politique de sécurité ainsi que les questions de guerre et de paix peuvent être comparées à un jeu de dominos. Lorsqu’un domino devient instable et tombe, il risque d'entraîner les autres dans sa chute.

Au Moyen-Orient, l’attaque du Hamas contre Israël en octobre 2023 a été le point de départ d’une série d’escalades dans toute la région. Israël a répliqué contre l’organisation terroriste dans la bande de Gaza, subissant des pertes humaines se chiffrant en dizaines de milliers. La milice libanaise du Hezbollah a intensifié ses attaques dans le nord d’Israël, et depuis septembre 2024, l’armée israélienne est également engagée dans des combats au Liban. D’autres menaces pourraient encore aggraver la situation. Le conflit, désormais largement étendu au Moyen-Orient, continue de s’intensifier.

Les combats ont repris avec intensité dans la guerre civile syrienne. Ces derniers jours, une coalition composée de plusieurs milices, y compris des groupes islamistes, a réussi à surprendre les forces du régime de Bachar al-Assad. La ville d’Alep, peuplée de millions d’habitants, a été presque entièrement conquise par l’opposition, à l’exception de quelques bâtiments. Les combattants avancent désormais vers Hama et Homs. Si Assad perdait ces villes stratégiques, son régime pourrait s’effondrer.

Nombreux acteurs

La guerre civile syrienne, qui dure depuis 2011, ne se limite pas à un conflit entre les différentes factions internes au pays. Il s’agit également d’une guerre par procuration particulièrement sanglante. Depuis longtemps, la Syrie est devenue un terrain de jeu pour les grandes puissances mondiales et régionales, qui manipulent les acteurs locaux et influencent directement l’intensité et la durée des combats. L’opposition, le régime de Bachar al-Assad ou encore les milices kurdes ne sont, en fin de compte, que les pions d’une lutte de pouvoir à bien plus grande échelle.

En Syrie, un éventuel cessez-le-feu ne pourrait donc être négocié qu’à la table des puissances que sont la Turquie, la Russie et l’Iran. La Turquie a permis cette escalade en donnant son feu vert à l'opposition pour lancer l’offensive. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a trahi son homologue russe, Vladimir Poutine, car il se sent trompé et perçoit l'escalade actuelle comme une sanction pour l'arrogance de ses adversaires.

La Turquie soutient les milices

Sous la direction d’Erdogan, la Turquie se considère comme une puissance régionale héritière de l’Empire ottoman et réagit principalement à la faiblesse d’autres puissances régionales. Le régime syrien fait partie de l’«axe de la résistance» iranienne contre Israël, un groupe incluant également le Hezbollah, des milices chiites en Irak et les rebelles Houthis au Yémen.

Cependant, presque toutes ces factions ont été fortement affaiblies ces derniers mois. Israël a neutralisé la direction du Hezbollah en assassinant ses dirigeants, l’Iran craint des attaques de la part d’Israël et des Etats-Unis, et même la Russie, alliée de l’Iran, a retiré des troupes de Syrie pour les déployer en Ukraine.

Ainsi, la faiblesse des alliés d'Assad a modifié l'équilibre des forces en Syrie. L'intensification du conflit était prévisible, mais Damas a réagi de manière relativement arrogante face aux rumeurs qui circulaient déjà en amont. Assad n’a pas pris la situation au sérieux, réduisant la durée du service militaire dans son armée, démobilisant des groupes paramilitaires et affaiblissant des seigneurs de guerre alliés qu'il jugeait trop puissants. Ces décisions combinées expliquent en grande partie les succès militaires inattendus de l’opposition.

Cependant, une chose est claire: sans le soutien d'Erdogan, cette offensive n'aurait pas été possible. Bien que l'alliance Hayat Tahrir al-Cham (HTS), dominée par des islamistes, ne soit pas simplement un outil de la politique turque, l'opposition à Idleb reste dépendante de l'approvisionnement venant de la frontière turco-syrienne. Par le passé, Erdogan a exercé une pression sur elle en menaçant de fermer cette frontière. Aujourd'hui, la HTS a probablement son propre intérêt à attaquer les troupes d'Assad, redoutant une normalisation des relations entre la Turquie et le régime syrien.

Bien qu'il n'ait pas bloqué les attaques de la HTS, Erdogan poursuit aussi ses propres objectifs en matière de sécurité. La Turquie est notamment alliée à l'Armée nationale syrienne (ANS), une milice sunnite qui avance actuellement contre les Kurdes dans le nord-est de la Syrie. Cette offensive vise surtout à protéger les intérêts turcs, en empêchant l'expansion des régions à majorité kurde dans le nord de la Syrie. Ankara considère l'alliance des Forces démocratiques syriennes (FDS) comme un soutien au PKK, organisation kurde que la Turquie juge terroriste.

La Turquie est donc la puissance régionale au cœur de cette dynamique de tensions, ce qui est assez surprenant. En effet, la Turquie affiche sa force, notamment face à la Russie, bien que le gouvernement turc aspire à rejoindre l'organisation des pays émergents BRICS, dont la Russie et l'Iran sont membres. Le Kremlin est un membre fondateur des BRICS, tandis que le régime des mollahs n'en fait partie que depuis début 2024.

Erdogan profite d'un moment de faiblesse

Qu'est-ce qui motive Erdogan? Pourquoi est-il prêt à prendre ce risque? Quatre raisons principales expliquent sa démarche:

  • Erdogan est depuis longtemps perçu comme un ennemi d'Assad. Pourtant, le président turc a progressivement abandonné son opposition au maintien du régime syrien. Ce n’est qu’à l’automne que le président turc a proposé des discussions avec le dictateur syrien, laissant présager une normalisation des relations. Cependant, Assad a réagi de manière arrogante aux initiatives diplomatiques de la Turquie.
  • Au lieu de cela, les attaques aériennes sur Idleb ou Alep se sont multipliées ces derniers mois, malgré le cessez-le-feu convenu. Il n'y a pratiquement pas eu un jour où des civils n'ont pas été tués dans les zones contrôlées par l'opposition syrienne. Erdogan se sent trahi.
  • A cela s’ajoute la détérioration des relations russo-turques. La Turquie a soutenu l’intégrité territoriale de l’Ukraine, tandis que le Kremlin a d’abord mis en attente la candidature turque aux BRICS, puis suspendu l’accord sur les céréales pour l’Ukraine, qui avait constitué un succès majeur pour Erdogan en matière de politique étrangère. Cette décision a provoqué une vive réaction à Ankara.
  • En fin de compte, les dirigeants turcs voient cette situation comme une opportunité d'améliorer leur position en Syrie. D'une part, Ankara cherche à consolider son contrôle sur le nord du pays afin de pouvoir y relocaliser les réfugiés syriens présents en Turquie. D'autre part, il s'agit également d'une nouvelle offensive contre l'autonomie des Kurdes dans le nord de la Syrie (les Kurdes représentent 24% de la population en Turquie).

En principe, pour Erdogan, il s'agit à la fois d'une action de vengeance et d'une tentative d'améliorer sa position dans le jeu de pouvoir avec l'Iran et la Russie. Il est possible que les dirigeants turcs aient sous-estimé la force de frappe du HTS, qui ne compterait que 10 000 combattants. En revanche, il est peu probable que la Turquie ait accordé carte blanche à l'opposition, car la situation actuelle risque de provoquer une réaction des autres puissances.

Une catastrophe imminente pour Poutine

Vladimir Poutine se trouve naturellement contraint de réagir. Le chef du Kremlin place actuellement toutes ses priorités sous l'optique d'une victoire potentielle en Ukraine. C'est pourquoi la Russie a retiré des forces de Syrie, y compris des mercenaires qui combattaient aux côtés de l'armée syrienne. Cependant, malgré cet affaiblissement de la présence russe, Moscou n'a pas abandonné le régime d'Assad, et il semble, en effet, très improbable qu'une telle situation se produise.

La raison n'est pas liée à la relation personnelle de Poutine avec Assad, mais à la volonté de la Russie de maintenir un rôle clé dans l'évolution de la situation en Syrie. Pour le Kremlin, il s'agit d'intérêts géopolitiques majeurs: d'une part, en intervenant dans la guerre civile syrienne depuis 2015, la Russie est redevenue un acteur incontournable, retrouvant ainsi une place de choix après deux décennies de déclin post-soviétique. D'autre part, la Russie dispose de son unique port militaire en Méditerranée à Tartous, et une base aérienne stratégique près de Lattaquié, des atouts géostratégiques essentiels.

Si les troupes de l'opposition s'emparaient de Hama et de Homs, ces bases russes seraient sérieusement menacées et cette perte serait une catastrophe pour Poutine.

Il est difficile de dire si Erdogan laisserait la situation aller aussi loin. Pourtant, il a déjà mis la Russie sous pression. Cependant, la Turquie n’a en réalité aucun intérêt à une escalade incontrôlable, et il est déjà évident que l’évolution de l’offensive actuelle de l’opposition est difficile à prévoir.

La Russie a intensifié ses attaques aériennes en Syrie, et l'Iran cherche également à soutenir Assad, probablement par l'intermédiaire de milices chiites alliées en Irak. En parallèle, le régime iranien craint qu'une présence accrue en Syrie n'attire davantage d'attaques israéliennes. De plus, il reste incertain de savoir comment réagiront les Etats-Unis, qui contrôlent une zone au nord de la Syrie ainsi que plusieurs champs pétrolifères à l'est.

La situation est chaotique, en grande partie en raison de la diversité des acteurs qui poursuivent leurs intérêts, de manière directe ou indirecte, dans la guerre civile syrienne. Cependant, tandis que la Russie, l'Iran et même Israël se contentent principalement de réagir à l'évolution des événements, Erdogan conserve une influence majeure sur cette dynamique, du moins dans une large mesure. Ce qui comporte des risques, car les différents groupes d'intérêt en Syrie peuvent rapidement développer une dynamique propre. En tout cas, la Turquie joue un jeu dangereux.

Traduit et adapté par Noëline Flippe

Vladimir Poutine dans tous ses états
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Vladimir Poutine dans tous ses états
Poutine en mode chasseur, 2010.
source: ap ria novosti russian governmen / dmitry astakhov
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