Des intellectuels en parlent. Des journaux internationaux comme la NZZ et le «Financial Times» en parlent: l'Inde est, comme disent les Américains, «the next big thing». Les économistes espèrent que cet empire géant donnera le prochain coup de pouce à l'économie mondiale. Pendant ce temps, les politiques rêvent d'avoir trouvé un nouveau partenaire contre la Chine dans la lutte des superpuissances. Qu'est-ce qui justifie ces ambitions démesurées?
Rappelons d'abord les faits.
Tout d’abord, l'Inde possède une école supérieure de renommée mondiale, l'Indian Institute of Technology. Il n'est donc pas surprenant que le sous-continent possède non seulement des entreprises leaders dans le domaine de l'informatique, mais que l'on trouve également des Indiens à la tête de géants de la technologie comme Alphabet, Microsoft et IBM. De plus, la relève ne manque pas non plus. En effet, avec plus de 1,4 milliard d'habitants, l'Inde vient de détrôner la Chine en tant que pays le plus peuplé du monde et, contrairement à son rival, elle n'est pas menacée de vieillissement: 40% de la population a moins de 25 ans.
L'économie indienne est en plein essor. L'année dernière, le produit intérieur brut (PIB) a augmenté de plus de 9% selon les données officielles. Le Fonds monétaire international (FMI) s'attend à ce que l'économie indienne continue à croître de plus de 6% du PIB dans les années à venir, ce qui en fait la croissance la plus forte au monde.
Une expression utilisée à l'époque pour se moquer de l'état lamentable de l'économie du sous-continent. Mais ce n’est aujourd’hui plus d'actualité.
Sur le plan politique également, l'Inde semble évoluer dans la bonne direction du point de vue occidental. Par crainte de l'ennemi juré chinois, le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi se tourne de plus en plus vers les Etats-Unis et est accueilli à bras ouverts par le président américain Joe Biden. Les liens de l'Inde avec le Quad (Quadrilateral Security Dialogue) — une alliance militaire dont font également partie l'Australie, le Japon et les Etats-Unis — viennent d'être renforcés.
Ou peut-être pas. En effet, il y a de sérieux doutes sur le miracle économique indien et sur son prétendu amour retrouvé pour l'Occident. Les voici:
Ashoka Mody est un économiste qui a grandi en Inde et qui enseigne aujourd'hui en tant que professeur à l'université de Princeton aux Etats-Unis. Il a récemment publié le livre «India is Broken». Dans une interview accordée à la NZZ, il justifie ce titre comme suit:
Mody ne veut pas non plus admettre le boom économique actuel. Selon l'économiste, la croissance économique fulgurante de l'année dernière n'est qu'une réaction à l'effondrement de Covid et n'est donc pas durable. Selon lui, la raison en est le système scolaire misérable du sous-continent. En effet, l'Inde dispose peut-être d'une école technique supérieure de classe mondiale, mais l'école primaire est dans un état déplorable. Lors de l'étude Pisa de 2009, l'Inde s'est classée à l'avant-dernière place.
«Le plus gros problème, ce sont les enseignants. Le système est de plus en plus corrompu.»
Mody estime donc que la comparaison avec la Chine est totalement erronée, d'autant plus que l'Empire du Milieu dispose d'une excellente école primaire. «Ce sont deux pays totalement différents», affirme Mody.
Ashley Tellis détruit également les illusions géopolitiques de l'Inde dans le magazine «Foreign Affairs». Il travaille au Carnegie Endowment for International Peace.
Par peur de la Chine, l'Inde peut certes se rapprocher de l'Occident, selon Tellis. Mais «les attentes de Washington à l'égard de l'Inde sont totalement inappropriées. La faiblesse relative de l'Inde face à la Chine et sa proximité physique avec l'Empire du Milieu feront en sorte que New Delhi n'interviendra jamais dans un conflit entre les Etats-Unis et Pékin».
En d'autres termes: l'Inde ne s'intéresserait actuellement à un rapprochement avec l'Occident que par égoïsme. A long terme, New Delhi poursuit un tout autre objectif. Elle veut devenir la première puissance des pays émergents du Sud. C'est pourquoi l'Inde refuse également de condamner la guerre de la Russie contre l'Ukraine.
Toujours dans «Foreign Affairs», Nirupama Rao, ministre indien des Affaires étrangères entre 2009 et 2011, qualifie l'indignation des Etats-Unis et de l'Europe face à la guerre d'agression de la Russie de «myope et hypocrite» et souligne que son pays n'a pas l'intention de soutenir les sanctions de l'Occident contre la Russie.
Il estime également que l'espoir de voir l'Inde devenir un allié militaire contre la Chine est erroné.
«New Delhi ne jouera pas le rôle de partenaire de Washington contre Pékin. L'Inde joue sur les deux tableaux dans le conflit sino-américain. Elle participe à la fois au Quad, dominé par les Etats-Unis, et à l'Organisation de coopération de Shanghai, dirigée par Pékin.»
L'Inde ne se laissera donc pas entraîner dans une coalition dirigée par l'Occident contre la Chine et la Russie. Malgré son hostilité envers Pékin, New Delhi poursuit le même objectif géopolitique que Pékin: elle rêve d'un monde multipolaire avec l'Inde comme leader des pays émergents du Sud. Toutefois, on ne sait pas encore si elle disposera un jour de la puissance économique nécessaire pour y parvenir.
(Traduit et adapté par Pauline Langel)