LinkedIn, Twitter, TikTok, YouTube ou Instagram, pendant six mois, il a presque tout avalé, sans choisir. Du bruit à n’en plus pouvoir, sans aucun pouvoir à la clé. Un certain Donald Trump mis à part, Eric Zemmour s'est assurément inspiré du destin de cette poignée d'influenceurs qui, confortablement assis sur leur audience, ont pu se payer une baraque à L.A. avec trois photos, deux stories et, surtout, une savante tuyauterie où coulent des soutiens et des partenariats fiables. Sa Californie à lui? L'Elysée. Mais, comme souvent dans le bain impitoyable des hashtags, le célèbre polémiste a été naïvement convaincu jusqu'au bout que son seul pedigree allait faire (rapidement) le job. Sans devoir poser de véritables solutions sur la table.
Dimanche dernier, la tête de Reconquête! a piqué du nez dès le premier tour des législatives, dans une flotte salée à 23,19%, dans la 4ᵉ circonscription du Var. Découvrant, au passage, qu'un like sur les réseaux sociaux ne rimait pas toujours avec un partage. Et notamment des idées. Dit autrement, un soutien dans le virtuel n'accouche pas forcément d'un bulletin dans l'urne. Même pour ce candidat qui s'est montré plus agile que beaucoup de ses adversaires sur les réseaux sociaux.
Dans la foulée de la débâcle, dimanche, Eric Zemmour a annulé ses prises de parole prévues à l'agenda comme on ferme son compte Instagram après une déconvenue commerciale ou narcissique. Un régime présumé sec qu'Alexandre Eyries juge opportun. «Qu'importe ce qu'il compte faire à l'avenir, Zemmour devrait en premier lieu s'infliger une diète médiatique.»
Décevoir au plus haut point ceux qui nous croient morts va constituer pour nous un immense plaisir. pic.twitter.com/g0jqKiypuz
— Eric Zemmour (@ZemmourEric) June 14, 2022
Pour autant, notre spécialiste en communication politique n'enterre pas Reconquête! d'un définitif coup de pioche. Mais pourquoi une telle désillusion? Et comment se relever?
Nabilla, plus forte que Zemmour? Un parallèle pas si incongru. Après avoir diverti (et fait pouffer) les internautes, l'influenceuse a fabriqué un empire, certes sculpté sur les courbes de son propre reflet, mais d'une solidité rare. Entre la banlieue genevoise où elle est née et Dubaï où elle pouponne dans l'or, elle a transformé le succès de ses punchlines, taillées pour les médias sociaux, en véritable entreprise qui génère du cash et une certaine pérennité. Ce qui a manqué à Zemmour durant son (court) marathon électoral. D’autant que le polémiste français n’était pas assis sur la même fortune que Trump au moment de décapsuler sa mission divine.
Il parait loin ce temps où le polémiste, du haut de sa gloriole télévisuelle, avait sèchement étrillé l'influenceuse chez Pascal Praud: «Elle est propulsée comme ça et se croit très maline alors qu'en fait, elle ne maîtrise rien. C'est une pauvre fille.» Aujourd'hui, Eric Zemmour a précisément échoué là où Nabilla a brillé: exister au-delà du bruit médiatique. «Je pense qu'on peut dire que Zemmour a maîtrisé sa communication de campagne, puisqu'il a pu largement propager ses idées d’hier avec les outils d’aujourd’hui», analyse Benjamin Décosterd, avant de rappeler que «son obsession, les enjeux civilisationnels, n'a en revanche jamais été celle de la majorité des Français. Une erreur stratégique. Il a vendu une peur quasi inexistante.»
Le commencement: Eric Zemmour est un éditorialiste reconnu, suivi, écouté et lu depuis près de 30 ans. Du Figaro au hochet télévisuel de Vincent Bolloré: CNews. Après une série de bruissements concernant son intérêt pour la fonction suprême, il déflore officiellement, le 30 novembre 2021, sa carrière politique. «Dès le début, il a sans doute minimisé le fait que sa parole serait moins libre et moins prestigieuse qu’en tant que chroniqueur politique. Même sur Internet», commente Alexandre Eyries.
Car c'est bien sur YouTube qu'il s'est lancé. Le refuge des plus jeunes, mais aussi des radicaux de tout poils. Les Français découvrent, par la même occasion, l'activisme digital déployé pour la team Zemmour et mené par son sergent, Samuel Lafont. Les trolls sur Twitter ou Facebook, bien sûr, mais pas que. Jusqu'aux portes des législatives, ses fantassins algorithmiques ont œuvré pour huiler la propagation de ses idées en flux continu. Dernière trouvaille en date, le logiciel «Vulcain», développé en interne, offrant, en un clic et aux quelque 500 candidats de Reconquête!, les outils nécessaires à leur campagne pour le premier tour.
Une aisance virtuelle qui ne date ni d'hier, ni d'Eric Zemmour. La culture du LOL dilate depuis plusieurs années les artères des influenceurs d'extrême droite. Le Français le plus célèbre (et le plus controversé), Ugo Gil Jimenez, alias «Papacito», est un bon pote de Zemmour. Jen Schradie rappelle d’ailleurs dans son dernier bouquin que la droite populiste a toujours su mieux tirer parti des réseaux sociaux, largement favorisée par des algorithmes affamés de babillages too much. C'est ainsi que Génération Z a tout fait pour rendre Reconquête! cool, viral et fédérateur dans le smartphone des plus jeunes.
Si Eric Zemmour a donc bien incarné l'influenceur d'extrême droite le plus bankable pendant quelques mois, ça n'a pas suffi pour le couronner roi de «sa» France. Pour Jen Schradie, si Zemmour a échoué dans les urnes, c'est aussi parce qu'il s’est montré faiblard à la gâchette en ce qui concerne une certaine arme numérique:
Si la sociologue précisait au Monde, il y a quelques semaines, que le sacre de Narendra Modi, en Inde, fut, par exemple, purement et simplement une «élection WhatsApp», en France, toujours selon Jen Schradie, «les institutions locales, qu'elles soient religieuses, sociales, politiques ou culturelles, dans lesquelles les citoyens aiment se reconnaître, sont très importantes. Zemmour a manqué ce rendez-vous. On verra s'il saura le faire à l'avenir.»
Le professeur Alexandre Eyries va même plus loin, en suggérant que Zemmour «s'est peut-être un peu précipité». Aurait-il dû viser moins haut, moins vite, moins fort? «Les Français sont encore attachés à des élus qui sont aussi des élus de terrain, avec des présences fortes en région. Il n' a pas eu le temps de tisser l'autre toile, celle de la vraie vie.»
Le spécialiste en sciences de l’information prend Edouard Philippe en exemple, au moment de pointer ce que le patron de Reconquête! aurait pu envisager pour ne pas se casser deux fois les dents sur des urnes ronchonnes.
Le mouvement d'Edouard Philippe, «Horizons», est présent depuis le mois d'octobre dernier. «En 2022, l'ancien premier ministre s'est lancé dans sa première campagne importante et aux côtés de la majorité présidentielle. Un pas après l'autre. Même si Eric Zemmour a sans doute longuement muri sa décision de viser la présidence, l'ascension reste brutale.»
Au passage, si Edouard Philippe a des rêves d'Elysée qui semblent se mouvoir sur une pente douce, son entourage proche le considère au contraire «en campagne permanente pour la présidentielle de 2027» et «qu'il ne faut pas y aller de manière désinvolte, il faut s'y préparer».
A quelques pas du deuxième tour des législatives, Eric Zemmour n'a pas totalement lâché son clavier et ses réseaux, mais laisse (plus ou moins) Macron et Mélenchon se chercher des noises. S'il n'envisage pas, pour l'heure, un retour à son métier de coeur, la pérennité de son éructation présidentielle et l'avenir de ses désormais 130 000 militants à travers la France vont invariablement devoir passer par la case «bilan et perspectives». D'autant qu'exister sans représentant à l'Assemblée, c'est Koh-Lanta pour un parti politique.
En ayant échoué sur un score d'un peu plus de 7% au premier tour de l'élection présidentielle, Reconquête! a vu sa campagne remboursée et peut désormais compter sur un petit pactole estimé à 10 millions d'euros. Si une certaine restructuration paraît inévitable, c'est le statut d'influenceur de son créateur qui semble urgent de mettre à jour. Avec une question piège au bout des lèvres: Eric Zemmour est-il la meilleure vitrine d'Eric Zemmour? «Quand on a visé la présidentielle, on a un certain ego qui rend impossible l'idée de pouvoir laisser la lumière à d’autres. Il restera indispensable à son mouvement», analyse Alexandre Eyries.
Benjamin Décosterd n'imagine pas non plus Zemmour sans Zemmour. Mais nos deux spécialistes s'accordent à dire que l'influenceur va devoir muscler le fond, proposer des pistes réalistes et freiner (un peu) les provocations à l'emporte-pièce. En clair: poster sur le fil d’actualités des Français des idées politiques habillées d’un filtre constructif. «C'est rassurant pour la démocratie de constater que le marketing politique, tout seul, ne suffit pas. Trump avait du fond: en se positionnant comme "anti-système", il a convaincu les pauvres que tout était de la faute des bobos de Manhattan. Si l'objectif d'Eric Zemmour c'est de fédérer autour d'une peur commune et de dénouer véritablement les frustrations du peuple, il doit abandonner l'idée de convaincre les Français que leur pays est en train de mourir et que des musulmans s'apprêtent à débarquer dans leur salon.»
Au point de devenir fréquentable et d'entamer le travail de dédiabolisation largement entamé par son ennemie préférée? «Ce qui est certain, c'est que poser un diagnostic avec de grandes phrases alarmistes, c'est facile. L'avenir de Reconquête! se jouera notamment sur sa capacité à entrevoir des pistes réalistes. Sa politique doit devenir plus opérationnelle», parie Alexandre Eyries. «Depuis toujours, et malgré une époque qui ne jure que par les petites phrases assassines sur Twitter, la communication doit découler du fond. Pas l’inverse», conclut pour sa part Benjamin Décosterd.
Et Nabilla l'a sans doute compris bien avant Zemmour, elle qui lui avait balancé un prémonitoire «je gère mon business aussi bien que le vôtre», en octobre 2021, pour solde de tout compte. Et toc?