Missiles, chars, bombes. Les quatre premiers mois de l'agression de l'Ukraine par Moscou ont été l'occasion pour les deux camps de brandir (plus ou moins) fièrement et bruyamment l'artillerie lourde sur laquelle ils aimeraient compter pour gagner la guerre. Mais, depuis quelques semaines, Zelensky et Poutine, à leur manière, semblent vouloir redonner à l'être humain un rôle militaire clé.
Moscou recrute par exemple des soldats dans ses prisons ou par l'intermédiaire de déroutantes petites annonces, après avoir aboli l'âge limite pour s'engager. Kiev, de son côté, vient tout juste de bomber le torse publiquement en annonçant, dans une interview de son ministre de la Défense à The Times, être sur le point de constituer rapidement une «armée puissante» composée d'un million d'hommes.
L'objectif est aussi simple que semé d'embûches pour l'armée de Volodymyr Zelensky: tenter de chasser les Russes des territoires du sud du pays pour ne pas devoir abandonner la région du Donbass, toujours sous contrôle ukrainien.
«Irréaliste», nous dit Julien Grand. Pour le rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse, cette annonce démontre cependant deux choses: la technologie ne remplacera jamais l'homme et les effectifs (re)deviennent doucement le nerf d'une guerre qui a tout pour traverser de nombreuses pages du calendrier.
L'Ukraine qui annonce la création d'une armée d'un million d'hommes, c'est de l'esbroufe?
Je dirais que la réponse est plurielle. Mais l'effet d'annonce, l'effet de manche sont indéniables. Un million, c'est d'abord un chiffre rond et impressionnant. Ici, Volodymyr Zelensky fait d'abord de la communication. Je pense que c'est bon pour le moral des troupes ukrainiennes et ça peut contraindre la Russie à prendre, tout de même, l'annonce au sérieux.
Mais c'est réalisable de projeter un million d'hommes, comme ça, au front, d'un jour à l'autre?
Non, c'est irréaliste. Même si on sait que l'Ukraine travaille sur ses effectifs depuis au moins un mois, rendre opérationnel un million de soldats en quelques semaines, c'est impensable. Il faut les armer et les former. Mobiliser entre quatre et huit mille soldats, d'accord. Mais pas plus.
Donc ça veut quand même dire que l'Ukraine a besoin de muscles frais, non?
Tout à fait. Militairement, on dit qu'il faut être dans un rapport de trois contre un pour mener une offensive. Et ça peut monter à sept contre un pour les combats en zone urbaine. En revanche, dans une position de défense, inverser le rapport peut suffire. Du moins au début. Militairement, l'Ukraine sait qu'elle doit impérativement reprendre l'avantage.
Le ministre ukrainien de la Défense a d'ailleurs profité de l'interview au Times pour demander encore plus de matériel de guerre à l'Occident. Le million d'hommes peut-il être aussi un moyen de convaincre l'Otan de ne pas fermer le robinet?
On peut effectivement le voir comme ça. Mais les stocks d'armes facilement livrables se font de plus en plus rares en Europe. Il faut rappeler qu'en donnant des armes à l'Ukraine, les pays règlent souvent plusieurs problèmes en même temps. L’Allemagne en a par exemple profité pour liquider son vieux stock d'armes soviétiques. Et la France a fait un peu de place en liquidant ses camions Caesar les plus utilisés, mais ce sont là des armes qu'elle devra remplacer. Vider les réserves, pour les pays européens, c'est s'offrir l'opportunité de renouveler plus facilement son matériel.
Combien ça pourrait coûter à l'Ukraine de mobiliser un million de soldats?
Beaucoup trop cher, ça c'est certain. Faire une estimation, c'est très compliqué. Déjà, il faut compter entre deux et quatre mille francs pour une arme d'infanterie. Si on prend aussi en compte l'équipement et la formation, l'investissement de base pour un seul homme est déjà d'au moins 50 000 francs. Donc un premier investissement de quatre millions.
Cette annonce survient après quatre mois de conflit. Les effectifs humains sont donc, aujourd'hui, le nerf de la guerre selon vous?
Au début d'une guerre, les effectifs sont rarement en danger. Après quatre mois de combats, avec des pertes lourdes, ça devient sensible. Ce qui est sûr, c'est qu'un soldat aujourd'hui vaut davantage qu'un soldat il y a 50 ans. Mais si la technologie a permis de renforcer l'importance d'un seul homme, le fait d'avoir dégrossi le vivier dans la plupart des armées occidentales a aussi rendu les troupes plus fragiles. Notamment au niveau du roulement des unités. Il faut savoir que les soldats, russes comme ukrainiens, ne sont pas au front 24h/24h. Il faut reposer les troupes et les réarmer.
De son côté, la Russie commence déjà à recruter dans les prisons ou par l'intermédiaire de petites annonces. C'est déjà la fin de stock?
Non, c'est avant tout un problème politique et social. La Russie possède une grande réserve d’hommes qui ont un jour servi dans l’armée et qui sont, pour la plupart, encore réservistes.
Décider de se concentrer avant tout sur les volontaires, quels qu'ils soient, c'est politiquement moins dangereux. Comme on le sait, toutes les morts ne se valent pas. Socialement, la mort au combat d'un condamné de droit commun qui croupi en prison pour viol c'est moins grave qu'un brave père de famille. Il faut aussi préciser que la Russie a subi de fortes pertes jusqu'à maintenant. Reste à savoir, maintenant, jusqu’où les Russes comptent aller dans l'invasion des territoires.