En 2017, la faillite de la flotte marchande de la Confédération a coûté 200 millions aux contribuables. Une débâcle onéreuse et opaque, qui était déjà la deuxième du genre.
La première s'est produite dans les années 1950. A cette époque, la Confédération avait investi 28 millions de francs dans des navires nommés «Baden» et «Helvetia», qui appartenaient à la société de navigation Nautilus, détenus par le conseiller aux Etats tessinois Bixio Bossi (PDC). Et celle-ci avait payé, on ignore pourquoi, des prix excessifs pour ces bateaux construits en Italie, alors que la Confédération avait cofinancé leur fabrication avec des avoirs en lires.
Cette histoire de financement trouble est remontée jusqu'à Berne. Lorsque l'armateur s'est retrouvé en difficulté, la Confédération a veillé en 1954 à ce que les navires soient cédés à un autre armateur suisse pour la moitié de leur valeur marchande estimée. Tout s'est-il fait dans les règles de l'art? Max Iklé, directeur financier de la Confédération et père de la future conseillère fédérale Elisabeth Kopp, avait alors notamment été mis en cause.
La triste affaire Nautilus, dans laquelle la Confédération a perdu des dizaines de millions, a fini par être oubliée au sein de la Berne fédérale. Mais la gestion insouciante des fonds fédéraux dans le domaine, qui devait assurer l'approvisionnement du pays en cas de crise, n'a-t-elle pas disparu.
En 2015, le département de l'Economie de l'ancien conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann s'est rendu compte que la Confédération et les contribuables étaient de nouveau dans le pétrin à cause de navires de la marine marchande. Une fois de plus, la vérité a éclaté: politiciens et fonctionnaires fédéraux avaient manqué de vigilance.
Cette fois-ci, c'était le groupe SCL/SCT, de l'entrepreneur bernois Hans-Jürg Grunder, qui était au bord de la faillite. La Confédération, qui avait accordé des garanties de 236 millions de francs pour douze navires marchands, risquait d'y laisser des plumes. Une aubaine pour Nautilus: les prix d'achat des bateaux étaient manifestement trop élevés. Cela a valu à l'armateur, au final, une procédure pénale.
En janvier 2017, CH Media (dont watson fait partie) avait déjà rendu publique la débâcle, ainsi que les tentatives de la Confédération de se séparer des navires le plus rapidement possible, car ils enregistraient de lourdes pertes. Avec résultats: en mai 2017, les douze navires ont été vendus en urgence. Deux d'entre eux, le «Sabina» et le «Céline», avaient été vendus à des Turcs pour quatre millions de dollars alors qu'on estimait le coût de leur construction à plus de dix fois ce montant. La Confédération a perdu environ quinze millions avec cette seule transaction.
Au total, les douze bateaux de Grunder ont causé un dommage de 200 millions de francs à la Confédération. C'est la somme calculée en 2019 par la Délégation des finances (DélFin) du Parlement fédéral dans le cadre d'une enquête.
Retour à l'affaire qui nous intéresse: six cargos et quatre pétroliers ont été vendus pour 67,5 millions de dollars au Groupe Mach, basé à Montréal. Il s'agit d'une société immobilière appartenant à l'Italo-Canadien Vincent Chiara et dont on devrait encore entendre parler dans le futur.
Le Groupe Mach avait en tête de réaliser une belle opération, selon des observateurs bien informés. Les six cargos ont été vendus avec un bénéfice. Le produit de la vente s'est élevé au total à 30,7 millions de dollars, comme le montrent les documents dont CH Media dispose. Cette somme est environ 50% supérieure aux quelque 20 millions payés par Mach en 2017. Les nouveaux propriétaires des bateaux viennent d'Allemagne, de Chine, du Mexique, d'Ukraine et... de Russie.
Les Italo-Canadiens ont pour l'heure revendu huit des dix bateaux suisses. S'ils arrivent à vendre les deux derniers, ils devraient empocher environ 90 millions de dollars, soit un gain de 20 millions par rapport au prix d'achat de 2017.
Pourquoi la société Mach n'ont-a pas encore vendu les deux navires les plus chers de la flotte, alors que leur seul objectif est de faire du profit? Les noms actuels des deux pétroliers donnent un indice: l'ancien «SCT Matterhorn», par exemple, porte depuis 2017 l'inscription «Mirella S». Mirella Saputo est l'épouse du milliardaire montréalais Lino Saputo (86 ans), véritable baron italo-canadien de la mozzarella.
L'autre pétrolier, autrefois «SCT Monte Rosa», s'appelle «Emanuele S». Il porte le nom du Sicilien d'origine Lino Saputo en personne, dont le nom de baptême est Emanuele. Il s'avère donc que ces noms étaient un hommage discret aux bailleurs de fonds. En effet, les millions pour l'achat des navires suisses ne provenaient pas de Mach, comme on l'a toujours affirmé, mais de la fortune de Saputo. Ce qui soulève quelques questions délicates, en Suisse et à l'étranger. Mais ça, nous en reparlerons une prochaine fois.
Traduit et adapté par Valentine Zenker