Souvenez-vous: en 2017, Emanuele «Lino» Saputo, un canadien d'origine sicilienne, grand manitou des produits laitiers, achetait dix bateaux de la marine marchande suisse, via le groupe immobilier canadien Mach. Objectif clair de cette opération: se mettre quelques dizaines de millions de dollars dans les poches en les revendant avec une bonne marge.
Le groupe Mach, un des géants de l'immobilier au Canada, avait racheté les navires à l'homme d'affaires et armateur suisse, Hans-Jürg Grunder, alors en faillite, pour près de 68 millions de dollars. Le groupe l'avait fait en accord avec la Délégation des finances (DélFin) du Parlement, avançant un acompte de 10% de la somme et fournissant une «preuve de la capacité financière de sa banque pour la totalité du montant».
Autrement dit, l'entreprise canadienne avait fait les choses en bonne et due forme. En apparence du moins. Car ces dizaines de millions de dollars ne provenaient en fait pas du groupe Mach, mais du holding privé de Lino Saputo, Jolina Capital. L'homme à la tête de Mach, Vincent Chiara, a même confirmé au journal québécois La Presse avoir «emprunté une soixantaine de millions de dollars» à Lino Saputo, avec un taux d'intérêt de 4%.
Il faut dire que le mensonge sur l'origine des fonds n'a pas plu à tout le monde, à Montréal. Talal Hallak, gestionnaire naval et agent immobilier d'origine libanaise, a déposé une plainte civile contre le groupe Mach ainsi que Jolina Capital. L'homme d'affaires connaît bien le deal en question: c'est lui qui l'avait négocié avec la Confédération en 2017 et il avait même des parts dans les bateaux.
Sa plainte, accessible au public selon le droit canadien, a été consultée par nos collègues de CH Media. Talal Hallak réclame comme dédommagement la somme qu'il aurait dû toucher si le deal avait eu lieu dans les conditions présentées: 2,5 millions de dollars. L’homme d'affaires avait contribué à hauteur d'un million pour acheter les bateaux.
L'affaire est complexe et trouve ses origines en Suisse. L'armateur suisse Hans-Jürg Grunder doit 4,7 millions de dollars à Talal Hallak d’affaires précédentes. Mais il fait faillite. La Confédération intervient et permet au businessman montréalais de toucher deux millions, mais il reste une perte. Grunder lui propose alors un deal: lui revendre à bon prix dix navires de la marine marchande suisse dont il dispose.
La somme prévue: 68 millions de dollars. Talal Hallak a besoin de plus de fonds. Il propose à une de ses connaissances, Vincent Chiara, de s'associer à lui. Les navires sont achetés via un pavillon à la Barbade, très utilisés dans la marine marchande, explique le journal canadien La presse. Talal Hallak touchera 15% des revenus de la gestion des bateaux ou de leur revente. Car en attendant de pouvoir revendre les navires, ceux-ci sont utilisés dans leur but initial et transportent des marchandises à travers le monde.
Problème: le businessman ignorait que l'argent utilisé pour l'achat des bateaux suisses provenait de Jolina Capital. En février 2018, il découvre que le groupe Mach «n'a pas versé un seul dollar dans la transaction». Il faut dire que certains indices allant en ce sens ont été carrément exposés au grand jour. Les deux navires les plus précieux ont été nommés «Mirella S» et «Emanuele S», soit le nom de Lino Saputo et celui de son épouse.
Vincent Chiara, le patron de Mach qui a acheté les bateaux helvétiques avec les fonds de Lino Saputo, a affirmé à La presse que le choix de ces noms s'est fait à l'insu du baron de la mozzarella, «pour lui faire plaisir».
En parallèle, certains des navires utilisés «en attendant leur vente» pour le transport de marchandises ou de fret connaissent de gros problèmes. Certains sont maintenus à quai durant des mois à cause de problèmes techniques. L'un d'eux est victime d'avaries, doit être remorqué par un bateau français dans l'Atlantique et passe 300 jours en Allemagne pour être réparé.
Pendant ce temps-là, le clan Saputo s'ingère dans les affaires de Mach et de Talal Hallak. Jolina Capital n'a en théorie que prêté l'argent et c'est bien Mach et Vincent Chiara qui en sont les propriétaires. Mais le directeur financier de Jolina Capital, Joe Marsili, prend le relais pour revendre les navires. Courant 2018, les dix navires doivent être cédés à la société Canada Maritime International (CMI), qui appartient à un proche de Marsili. Mais en novembre de la même année, la vente est annulée.
Dans le même temps, la gestion des navires est unilatéralement retirée de Talal Hallak pour être transférée à CMI. Dans sa plainte, l'homme d'affaires estime avoir été systématiquement contourné par le groupe Mach et Jolina Capital. Il accuse les deux entreprises d'«agissements abusifs» en effectuant des arrangements pour éviter de le dédommager. Les huit navires seront ensuite graduellement revendus, entre janvier 2019 et mai 2023. Mais Tala Hallak affirme n'avoir «jamais reçu un seul dollar en remboursement de capital ou de participation dans les profits», explique La presse.
Talal Hallak est considéré comme un expert de la branche et un spécialiste sérieux, y compris par les experts suisses qui ont eu contact avec lui. Tout comme avec Hans-Jürg Grunder, il compte désormais sur l'action de la justice pour avoir gain de cause, cette fois-ci à Montréal. Sa plainte en actuellement en suspens.
Mais l'homme s'attaque à des gens puissants. Le patron de Mach, Vincent Chiara, est aussi un avocat fiscaliste de formation. Il a notamment défendu Alfonso Caruana, un «membre important de la mafia au Canada», explique La presse. Il s'agit d'un des chefs du clan Cuntrera-Caruana, une branche de la Cosa Notra sicilienne, active dans le blanchiment d'argent au Canada dans les années 1980 et 1990.
Quant à Lino Saputo, il a reçu fin 2023 la plus haute distinction civile du pays, l'«Ordre du Canada». Mais comment ce citoyen a-t-il réussi à se hisser au plus haut de l'échelle sociale, et qu'est-ce que le mafieux new-yorkais Joe Bonanno a à voir là-dedans? Quid du FC Bologne, en Italie? Réponses au prochain épisode.
Traduit et adapté par Alexandre Cudré