«Séisme en Turquie: même pas besoin d’envoyer les chars!» Un dessin de Charlie Hebdo fait scandale, indigne, révulse. Sa mise en ligne sur le site de l’hebdomadaire satirique, le 6 février, quelques heures après le séisme qui a ravagé le sud de la Turquie et une partie de la Syrie, ajoute au dégoût de ceux qui pensent que Charlie Hebdo a une fois encore dépassé les limites de l’acceptable. Comme si la décence commandait, sinon de renoncer à un tel dessin, en tout cas d’attendre avant de le publier.
✏️Le dessin du jour, par #Juin pic.twitter.com/kPcEqZDocO
— Charlie Hebdo (@Charlie_Hebdo_) February 6, 2023
Dans ce dessin, deux choses au moins participent de la réprobation. La première: «faire de l’humour» sur une catastrophe qui vient de se produire et dont les effets dramatiques se prolongent. La deuxième: laisser penser que le peuple turc pourrait être désuni face au désastre – le char d’assaut pouvant être interprété comme le bras armé du président Erdogan. Ces interprétations, ces ressentis étaient inévitables. Charlie Hebdo ne l’ignorait sans doute pas, mais il aura jugé qu’il pouvait, qu’il devait le publier, ce dessin – on va y revenir.
Mais d’abord, est-on sûr que ce dessin donne à rire ou à sourire? Chacun a sa réponse, mais elle paraît évidente: non, il n'est pas drôle et tel n'était manifestement pas son intention. Ce dessin, sous son trait naïf, est tragique. Il s’apparente à un éditorial de presse écrite, de télé ou de radio: son auteur délivre un message, un point de vue qui vaut partout sur la Terre.
🇹🇷🇹🇷🇹🇷pic.twitter.com/SQo4UyOuqf
— ArzuBYN (@ArzuBYN60) February 8, 2023
On peut y voir une révolte contre cette nature qui inflige des souffrances sans nom aux humains, ainsi qu’une dénonciation de la guerre, avec une possible allusion à l’agression russe en Ukraine, aux crimes de Bachar al-Assad en Syrie et peut-être aussi à la répression d’Ankara contre une partie de sa minorité kurde à différents moments de l’histoire récente.
C’est cette seconde allusion, suspectée, qui ne passe chez beaucoup en Turquie, lorsque s’impose dans ce pays la nécessité de faire nation, d’être unis. On peut juger que le dessin, ici, à cet instant précis, se trompe de cause, qu’il est à côté du sujet, d'un anachronisme ponctuel. Mais on ne peut l'accuser d’indifférence ou de mépris envers les victimes du tremblement de terre. Ce dessin ne méprise pas, il déplore, il dénonce. Un dessin objectivement polémique n'est pas l’ennemi de la compassion universelle, il ne s'y soustrait pas.
Seulement, la compassion, la décence, sont autant de pièges pour un journal satirique, en particulier pour Charlie Hebdo. Ces mots – compassion, décence – invitent au respect, au silence. Ils sont porteurs d’unanimité, d’unanimisme. En cela, ils peuvent très vite prendre un aspect totalitaire. Toute voix divergente est alors assimilée à de la déviance.
On ne le découvre pas: Charlie Hebdo n’est pas l’ami des religions, de quelque nature qu’elles soient. Communier c’est obéir, et Charlie est désobéissant. Il est ce qu’il est, héritier de Mai 68, porteur, même s’il en dénonce aujourd’hui les dérives, de l’idéologie des droits individuels, opposables à la parole institutionnelle, à l’enrôlement, à la soumission. On peut trouver certains de ses dessins mauvais, injustes, déplacés, mais on ne peut lui ôter une vertu: celle du courage de déplaire.