Volodymyr Zelensky, c'est d'abord un honnête humoriste catapulté héros d'une nation qui subit les sautes d'humeur d'un autocrate russe. Le passé est important pour humer correctement l'ovni que Netflix vient de mettre sous le nez du monde.
Quelques jours après nous avoir imposé la bruyante vacuité du couple royal Harry & Meghan, la plateforme de streaming fourre grossièrement un bunker de Kiev avec le caprice calorifique du papy de la télévision américaine. Le beau David Letterman, 75 balais et autant de centimètres de barbe, voulait rencontrer Volodymyr. Son pedigree lui a offert son vieux rêve et un billet de train. Merry Christmas! «C'est tout ce dont un être humain a besoin», confessera-t-il du haut de son imposante modestie, en déflorant le vétuste compartiment chargé de le mener jusqu'aux boyaux de la capitale ukrainienne.
Pour vous donner une idée du melon qui encombre Netflix depuis déjà quatre saisons, l'objet s'appelle My next guest needs no introduction with David Letterman. Pour faire court, il faut une plus grande inspiration pour prononcer le nom de l'émission que pour la fabriquer. Soyons réglo quand même: quand le fringuant retraité tient le crachoir intime de Kim Kardashian, George Clooney, Billie Eilish ou Barack Obama, Letterman s'en sort un peu mieux que Karine Le Marchand.
Cette fois, loin des dépressions cossues de Beverly Hills, nous voilà 100 mètres sous les terres meurtries d'Ukraine. Dans une station de métro placée sous haute sécurité, où les trains roulent aussi souvent que les mécaniques du binôme Zelensky-Letterman. Devant de larges escaliers, deux fauteuils design, quelques spots tamisés, autant de caméras et une audience aussi sélecte qu'après un orpaillage pointilleux.
President Volodymyr #Zelenskyy will appear in the next episode of the talk show "My Next Guest Needs No Introduction With David @Letterman" on #Netflix. pic.twitter.com/2DRAT5JwVY
— NEXTA (@nexta_tv) November 4, 2022
Enchanté! Non, moi! C'est manifestement un grand honneur pour Letterman. «Non, c'est un grand honneur pour moi», renchérit le président ukrainien. Standing ovation, regards appuyés, rires d'hommes. On ne vous a pas encore parlé du nerf de la guerre? Eux non plus. Ou si peu. Ce sont d'abord deux personnalités qui se rencontrent enfin.
Soudain, les sirènes de la guerre retentissent. Le maquillage craquelle sous la tension, la mise en scène est habile. Nous sommes bien sous les bombes, mais sur Netflix.
Et ça change tout.
L'entretien dure 45 minutes, reportages incarnés livrés avec, et s'est déroulé il y a trois mois déjà. Le détail a son importance, quand tout peut basculer d'une seconde à l'autre sur les champs de bataille. Pas de panique: les stratégies militaires prennent ici moins de place que la morning routine du président ukrainien, qui se lève «à 5h30 ou 6h, juste avant la réunion militaire».
Rires complices, applaudissements. Bien sûr, le chef d'Etat parle un peu de la guerre. Celle qui dure depuis bientôt une année et «se terminera quand les troupes russes auront quitté les territoires ukrainiens qu'elle a conquis». Une fois la paix rétablie? «Je veux juste voir la mer et boire quelques bières.» Et si le nerveux du Kremlin «attrape un rhume et meurt ou tombe accidentellement par la fenêtre»? «Non, il n'y aurait jamais eu de guerre.»
Quand David Letterman n'est pas en train de visiter les conséquences dramatiques de la guerre devant les caméras, il s'enquiert du moral, de la santé et de la famille du président. Zelensky en profite pour se dévoiler en être humain «comme les autres», qui peut «respirer un peu» lorsqu'il «parle à sa femme et à ses enfants».
Mais Volodymyr de Kiev, ce n'est pas Bernard de la compta. Et ne sera plus jamais un simple humoriste. C'est un chef de guerre vaillant et courageux et (depuis peu) la personnalité de l'année, si l'on en croit le flaire du magazine Time. Si la comm' de guerre est une guerre à part entière, les règles du jeu de Hollywood sont vicelardes. Il faut divertir, tout doit aller très vite. Surtout ne pas lasser l'audience qui menace de zapper sur le dernier épisode de Mercredi d'un seul clic. C'est d'ailleurs sans doute pour cela que le président se vautre dans une devinette qui met en scène deux «juifs d'Odessa» et dont la chute glisse un dangereux tacle à l'inaction de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan).
En acceptant d'accueillir la star du petit écran dans son métro, là où les civils ukrainiens se terrent pour ne pas crever, Zelensky s'est fait cruellement kidnapper par une vieille forme de rêve américain en 16/9. Celui qui couronne roi le présentateur et relègue l'invité au second plan. Et la dernière chose dont l'Ukraine a besoin, aujourd'hui et aux yeux du reste du monde, c'est bien de passer au second plan.