Ce matin-là, l'écran du téléphone de Cristina s'allume de manière plus insistante que d'habitude. Sa cheffe vient de partager dans le groupe Whatsapp du travail une nouvelle pour le moins inattendue. Le premier cas de Covid-19 d'Europe a été détecté à Codogno, une petite ville située à une soixantaine de kilomètres de Milan, et où Cristina travaille depuis quelques années. On est le 21 février 2020.
«J'ai allumé la télévision et, sur toutes les chaînes, dans tous les journaux télévisés et dans toutes les émissions, on ne parlait que de ça», raconte-t-elle. Plusieurs émotions s'emparent alors de la jeune femme: peur, étourdissement, incrédulité.
Cette question, tous les habitants de la ville se la sont posée ce jour-là. Une sensation de surprise restée intacte aujourd'hui. «Pourquoi cela doit-il se produire ici, dans une petite ville où il ne se passe jamais rien?», se souvient avoir pensé Anna, que nous rencontrons à la table d'un bar situé en plein centre de Codogno. «C'était surréaliste», complète son amie Carlotta, assise à côté. «Au début, je pensais qu'il s'agissait d'une blague». Lorsqu'un camarade se présente à l'école avec un masque, tout le monde rit.
Pourtant, nous assurent aujourd'hui toutes les personnes à qui nous avons parlé, il y avait plusieurs signes avant-coureurs. Giuseppe Maestri, titulaire d'une pharmacie donnant sur la place principale de la ville, se souvient d'un nombre inhabituel de pneumonies diagnostiquées au cours des mois précédant la découverte du premier cas. «On ne parlait pas encore de Covid en Italie ou en Europe», indique-t-il. «Personne n'y avait pensé».
Cristina évoque l'agitation éprouvée depuis un certain temps, en partie alimentée par les médias, qui parlaient du sujet de manière de plus en plus préoccupante. Personne ne s'attendait toutefois à ce que la pandémie se déclare dans ce petit centre régional d'environ 15 000 habitants, situé au fin fond de la Plaine du Pô. Et qui, du jour au lendemain, est devenu le premier foyer du Covid-19 en Europe.
C'est une entorse au règlement qui permet cette découverte. Une médecin de l'hôpital de Codogno, voyant qu'un patient grièvement malade ne répondait pas aux traitements habituels, décide de lui faire passer un test Covid - contrairement à ce que prévoyait le protocole. Le résultat tombe dans la nuit du 20 au 21 février. Positif.
Francesco Passerini, le maire de Codogno, apprend la nouvelle vers minuit, au comptoir d'un bar où il est allé manger un morceau après une longue séance du conseil municipal. C'est le préfet qui l'informe de la situation, au téléphone. Francesco Passerini finit son sandwich, rentre chez lui et décroche le téléphone. Il ne dormira plus pendant trois jours.
«Je n'oublierai jamais cette nuit», nous raconte-t-il aujourd'hui, solidement campé derrière son bureau. Son récit est franc, parfois tranchant, mais toujours ouvert et détaillé - à l'image des témoignages de ses concitoyens.
Au cours de cette même nuit, le maire reçoit un autre appel alarmant. Le président de la Croix Rouge lui annonce qu'il y a une file d'ambulances devant les urgences. Du jamais vu. Francesco Passerini relie les deux événements et, le lendemain, décide de suspendre toutes les activités, de fermer écoles, bureaux et commerces, et de boucler les frontières de sa ville. C'est le premier confinement - très stricte - du continent.
«Il n'était plus possible de sortir ou d'entrer dans Codogno», se souvient Giuseppe Maestri. Le pharmacien disposait d'un document lui permettant de rentrer chez lui, à Plaisance, à 16 kilomètres de là. Mais les gendarmes arrêtaient tous les automobilistes pour vérifier leurs papiers.
«C'était comme être en guerre, mais sans les bombes», renchérit un sexagénaire, la mine grave. «Nous n'habitions pas à Codogno, contrairement à nos enfants», poursuit sa femme. «Nous nous voyions rapidement au poste de contrôle. C'était très dur».
La distance et l'isolement reviennent constamment dans les récits des habitants de la ville. A l'image de beaucoup d'autres personnes, Anna et Carlotta n'ont pas vu leurs amis pendant plus de trois mois. «Bien sûr, nous faisions des appels vidéo, mais ce n'était pas la même chose», affirment-elles.
Ces émotions négatives, les gens les partagent de manière libre et ouverte. Il n'y a aucune gêne dans leurs réponses, qui trahissent tout au plus une légère surprise. C'est le cas d'une dame âgée, qui évoque «la peur et la panique absolue». Et d'ajouter:
«L'éloignement forcé de mes proches a été très douloureux à vivre», relate Cristina. «Pendant des mois, j'ai salué ma grand-mère d'un geste de la main à travers la vitre d'une fenêtre fermée, lorsque ma mère et moi allions lui laisser ses courses devant la porte».
Au début, les informations font défaut. La peur grandit. «Nous ne savions rien, nous ne savions pas comment nous comporter, ce que nous pouvions faire. C'était la panique», résume Lara. «Bien sûr que j'ai eu peur», ajoute Cristina. «Surtout pour mes proches. Pour ma mère, qui travaillait dans un supermarché, ou mes grand-mères, seules et fragiles».
«Les premiers moments ont été tragiques», enchaîne Giuseppe Maestri. Le pharmacien décide de ne pas fermer son établissement, mais de servir les clients à l'extérieur.
Le nombre de cas détectés explose. Le 22 février, on en compte déjà soixante. Les décès ne tardent pas à suivre la même tendance. Au cours du mois de mars, 156 personnes perdent la vie à Codogno, contre une trentaine habituellement. A la fin de l'année, les morts dépassent les 600, soit le double par rapport à la moyenne. Et, souligne le maire, il ne s'agissait pas uniquement de personnes âgées.
A un moment donné, les morts sont si nombreux qu'il n'y a plus de place pour les accueillir avant de les inhumer ou les brûler. Aidé par quelques volontaires, Francesco Passerini vide deux églises pour y placer les cercueils. «Je n'oublierai jamais notre état d'esprit», indique-t-il. «C'est quelque chose qui bouleverse tout ce à quoi on est habitué, et qu'on n'aurait jamais imaginé devoir accomplir».
«Dire qu'il n'y a pas eu de moments où nous avons eu peur, c'est mentir», poursuit le maire. Qui ajoute, après quelques instants de silence: «Mais si vous avez la responsabilité d'occuper certains rôles, cette peur, vous devez la ravaler. Il faut trouver le courage».
Très rapidement, le modèle de Codogno est appliqué au reste du pays. Alors que le virus se répand, les autorités étendent la «zone rouge» à dix autres communes voisines. Le 9 mars, c'est toute l'Italie qui passe en mode confinement.
Tout comme en Suisse, les gens doivent s'habituer à cette nouvelle réalité. Andrea Folli, titulaire d'un bar situé à deux pas de la place centrale de Codogno, est contraint d'arrêter de travailler pendant trois mois. «J'ai essayé de passer le temps en regardant Netflix ou en lisant», raconte-t-il. «Je n'ai pas eu de gros problèmes financiers, heureusement, mais il y a eu un manque à gagner. Nous avons réussi à nous en sortir».
Matteo, fleuriste, évoque les difficultés des premiers temps, lorsqu'il a dû fermer son magasin. «Nous devions quand même faire des allers-retours, parce qu'on devait prendre soin des fleurs», se souvient-ils. Quand il peut enfin reprendre l'activité, quelques mois plus tard, les commandes pleuvent. «Les gens ne se déplaçaient pas, mais voulaient envoyer quelque chose à leurs proches. On a beaucoup travaillé cette année-là», note-t-il.
En effet, les choses commencent lentement à s'améliorer. En avril, pour la première fois, on ne recense plus aucune nouvelle infection. «C'était presque un jour de fête nationale», affirme le maire. «On commençait à sentir que le pire était passé, du moins pour notre territoire». Le confinement s'assouplit, les gens peuvent revoir leurs proches. Début juin, les urgences rouvrent leurs portes.
Bien sûr, la pandémie n'est pas encore finie, mais la petite ville ne vivra plus jamais le cauchemar des premiers mois. Les vagues successives seront moins virulentes, assure le maire.
«Il y a eu beaucoup de moments très difficiles, mais, malgré tout, il fallait continuer», conclut Francesco Passerini. «Nous ne pouvions pas nous permettre de ralentir, pas même une seconde».