Les acclamations mettent Özlem Türeci et Ugur Sahin un peu mal à l'aise. Le public de l'émission télévisée Kölner Treff n'arrête pas d'applaudir. La présentatrice s'adresse alors au couple: «Est-ce que cela fait du bien ?» C'est une bonne question. Car la course au développement du vaccin Covid a été marquée par un grand drame et de nombreuses résistances.
C'est très calmement que la médecin Özlem Türeci répond:
Les grandes apparitions publiques ne sont pas dans les habitudes du couple germano-turc. Mais en ce jour de septembre, ils signent le livre d'or de la ville de Cologne et reçoivent le titre honorifique de doctor honoris causa de l'Université de Cologne.
En l'espace de neuf mois seulement, Türeci et Sahin ont mis au point un vaccin à ARNm avec leur entreprise de Mayence, Biontech. Le 8 décembre 2020, Maggie Keenan, 90 ans, retrousse la manche de son t-shirt et devient la première personne à être vaccinée avec le principe actif de Biontech à Coventry.
La seringue utilisée à cette occasion est aujourd'hui exposée au «Science Museum» à Londres en tant qu'objet de l'histoire de la médecine. Cette place a été conquise par un couple de médecins jusqu'ici peu connus, qui se consacraient depuis de nombreuses années à l'ARNm, une petite molécule grâce à laquelle ils pourraient révolutionner la médecine. Au musée, ils se retrouvent donc voisins d'Edward Jenner et de sa lancette, un outil utilisé pour la première fois en 1796 pour une vaccination contre la variole.
Le 24 janvier 2020, comme toutes les semaines, Ugur Sahin, 55 ans, se rend dans son restaurant vietnamien préféré de Mayence avec sa femme et sa fille. Sahin lit un article du Spiegel en provenance de la mégapole de Wuhan. Une nouvelle forme d'infection respiratoire se propage. Une cinquantaine de cas ont pu être retracés jusqu'au Huanan Seafood Market, où sont vendus des chauves-souris, des marmottes ou encore des serpents.
Certes, le couple de scientifiques fait surtout de la recherche pour le traitement du cancer. Mais les chercheurs de leur entreprise Biontech, fondée en 2008, ont également travaillé sur des vaccins contre la grippe, le Sida et la tuberculose. Quelques jours auparavant, Sahin avait fait un exposé sur les progrès de son traitement contre le cancer lors d'un congrès de biotechnologie à San Francisco et négocié à Boston l'achat d'une entreprise d'immunothérapie contre le cancer.
Après son repas dans le restaurant vietnamien, Sahin étudie des revues spécialisées. Il constate que le coronavirus se transmet d'homme à homme et se répand comme une traînée de poudre. Un détail lui met la puce à l'oreille. Une fillette de sept ans était porteuse du virus, mais ne présentait aucun symptôme. Le Sars-CoV-2 est un prédateur silencieux et invisible.
Sahin se penche ensuite sur les modèles de propagation des maladies infectieuses Sras et Mers. Il se rend compte qu'un scénario catastrophe est en train de se dérouler. «J'ai tout de suite compris qu'il y avait deux possibilités: soit une pandémie qui se propage très rapidement et qui tue des millions de personnes en quelques mois. Soit une épidémie plus longue, qui durerait entre seize et dix-huit mois», raconte Sahin dans le livre Projekt Lightspeed.
Contre une épidémie qui tirerait en longueur, il voit une chance de développer un vaccin. Dès le samedi 24 janvier 2020, Türeci et Sahin prennent la décision d'essayer leur technologie ARNm développée depuis des années. Les jours de congé, les samedi et les dimanche sont d'ordinaire considérés comme des jours dédiés à la science par la famille. «En fait, nous ne parlons jamais d'autre chose», confie la fille du couple.
Dès 1990, lorsque le couple s'est rencontré, le jeune médecin citait des publications scientifiques et prédisait les évolutions de la médecine. Apparemment, au début, Türeci était agacée par ces pronostics. Mais l'immunologue a ensuite rédigé avec son mari des centaines d'articles scientifiques, développé des brevets et créé deux organisations à but non lucratif. Tous deux font confiance à l'instinct de l'autre, même lorsqu'ils fondent l'entreprise Biontech, qui vaut aujourd'hui deux milliards de dollars.
Son mari a un taux de réussite élevé lorsqu'il s'agit de tirer des conclusions de données et de situations compliquées, déclare Özlem Türeci. Le coronavirus ne fait pas exception. Dès le dimanche 26 janvier au soir, Sahin a esquissé un design de huit vaccins potentiels. Avant de regarder, comme chaque dimanche soir, un Marvel pour se distraire en famille, il a envoyé la séquence génétique du nouveau virus à ses experts de Biontech afin qu'ils puissent se préparer à la réunion du lundi.
Tous deux sont conscients qu'il ne sera pas possible de mettre au point un vaccin sans un ingrédient important: la chance. A ce stade, on ne sait même pas si le virus réagira à une substance active. Et normalement, le développement prend beaucoup trop de temps pour endiguer une pandémie. Mais le couple ne se laisse pas décourager pour autant.
Pour développer le vaccin contre le Covid, Türeci et Sahin ont besoin de grandes connaissances techniques, de beaucoup de courage, de force de persuasion, mais surtout d'une équipe hors pair. La biochimiste américano-hongroise Katalin Karikó, dont les recherches ont ouvert la voie à la production de vaccins à base d'ARNm, en fait partie.
De plus, l'entreprise Biontech n'aurait pas pu réaliser à elle seule un vaccin applicable dans le monde entier. Il était donc indispensable que Sahin parvienne à convaincre l'entreprise pharmaceutique américaine Pfizer de l'intérêt de son vaccin à ARNm, qui dispose des moyens nécessaires pour produire le sérum.
De nombreux moments clés marquent le développement d'un vaccin. Les incertitudes au moment de se lancer, les phases de test, la négociation d'alliances, la première étude sur l'humain. L'un des moments les plus importants s'est produit le dimanche suivant la défaite électorale de Trump.
Le 8 novembre 2020, le couple, bien qu'imperturbable, est agité comme jamais. Ce jour-là, on saura si leur vaccin à ARNm fonctionne. La fille raconte que ses parents ont été tendus toute la journée et qu'ils ne se sont pas vraiment parlés.
A 20 heures, l'appel fatidique arrive des Etats-Unis. Albert Bourla, PDG de Pfizer est à l'appareil. Les secondes avant que Bourla n'annonce le résultat paraissent une éternité à la famille Sahin/Türeci. Puis le CEO de Pfizer déclare: «Ça marche. Ça marche même de manière fantastique».
Moins de dix mois après que Türeci et Sahin eurent discuté pour la première fois dans leur salon du développement d'un vaccin à ARNm, leur vaccin a été décrété efficace à plus de 90%. Lorsqu'ils s'y sont consacrés, l'agent pathogène n'avait pas encore de nom.
La valeur de leur entreprise, cotée en bourse depuis 2019, atteint des sommets. Pendant de longues années, les finances étaient serrées. Désormais, Türeci et Sahin veulent utiliser les bénéfices pour leur objectif initial, un vaccin contre le cancer à ARNm, une thérapie personnalisée contre la maladie. «C'est la première fois que nous avons la possibilité de vivre pleinement la philosophie de l'entreprise», explique Sahin. C'est-à-dire d'utiliser les technologies pour d'autres maladies également. «Nous avons commencé un projet sur la malaria, nous faisons aussi des recherches sur la tuberculose, sur les vaccins contre le VIH».
A la fin de l'émission, la présentatrice du Kölner Treff demande ce que le couple conseillerait aux personnes qui sont sceptiques par rapport à la vaccination. Avec son calme habituel, Özlem Türeci rétorque: «Nous ne pouvons que leur conseiller de s'informer très sérieusement». Elle ajoute que l'entreprise est très soucieuse de rendre toutes les données transparentes afin que chacun puisse se faire sa propre idée.
«La décision finale incombe à chaque individu, personnellement», déclare la femme de 54 ans. Nous devrions essayer de reprendre une vie normale, ajoute Sahin. Peut-être que les deux recevront un jour un prix Nobel de médecine avec le même calme et la même sérénité qui les caractérisent.
Traduit de l'allemand par Anaïs Rey