«Même Trump et sa clique ne peuvent pas renverser la démocratie américaine»
Nous sommes aujourd'hui au 36e jour du «shutdown» aux Etats-Unis, soit la plus longue paralysie complète de l'administration fédérale de l'histoire du pays. Dans quelle mesure cela nuit-il à Donald Trump?
Volker Depkat: Les shutdowns ne sont pas souhaités, mais ils font partie intégrante de la culture politique américaine.
Toutefois, la situation actuelle diffère: les Etats-Unis sont aujourd'hui profondément polarisés, et la vie politique y est hautement idéologisée. Le pays évolue vers un système partisan d'inspiration européenne. Alors même que ses institutions n'ont pas été conçues pour cela, mais reposent sur la responsabilité individuelle des élus, tenus avant tout envers leurs électeurs et la Constitution.
Que voulez-vous dire par là?
La discipline de parti s'impose:
Ainsi, il devient impossible de trouver des solutions pragmatiques à des problèmes concrets, car le système américain repose, plus encore que d'autres démocraties libérales, sur la volonté des responsables politiques de parvenir à un compromis. Or, cette culture du compromis s'érode sous l'effet de la discipline partisane. Combinée à la polarisation croissante de la société, elle rend rapidement le système politique américain dysfonctionnel. Le shutdown en est une expression manifeste.
Quel rôle joue Trump dans ce shutdown?
Donald Trump ne cherche même pas à être le président de tous les Américains. Le fait qu'une grande partie des agences fédérales soient paralysées lui convient sans doute très bien. Il estime d'ailleurs qu'il y a beaucoup trop de fonctionnaires fédéraux.
Pensez-vous qu'une solution puisse être trouvée prochainement?
De nombreux citoyens des Etats-Unis espèrent une issue rapide. Cette attente met les responsables des deux partis sous pression pour qu'ils acceptent enfin un compromis. Mais la polarisation est aujourd'hui si profonde qu'il est difficile d'entrevoir la moindre lueur d'espoir au bout du tunnel.
Voyez-vous actuellement chez les démocrates une personnalité capable de représenter une véritable menace pour Donald Trump?
Non, mais ce n'est peut-être pas la question principale. Les démocrates doivent élargir leur programme pour toucher à nouveau une plus grande partie de la population. C'est plus important que de mettre en avant une figure unique et charismatique.
Pourquoi?
Se concentrer sur quelques questions d'identité et sur les intérêts de ceux qui sont déjà privilégiés a été fatal. Les débats sur le fait de dire «Indien» ou «autochtone» n'intéressent pas ceux qui travaillent à la caisse de Walmart, cumulent quatre emplois et peinent malgré tout à joindre les deux bouts.
Comment les démocrates peuvent-ils reconquérir ces électeurs?
Le pays traverse, à bien des égards, une crise de pauvreté. Les démocrates devraient se concentrer beaucoup plus sur les fondements économiques des inégalités sociales aux Etats-Unis et mettre en lumière la redistribution massive des richesses du bas vers le haut, résultat de près de cinquante ans de politiques conservatrices. Ils doivent également démontrer leur capacité à élaborer, au sein du système politique établi, des solutions pragmatiques au bénéfice du plus grand nombre.
Un charlatan populiste? Pour beaucoup, le fait que Trump s'attaque aux institutions démocratiques dépasse largement ce simple qualificatif. Plusieurs le considèrent comme un fasciste. Quelle est votre analyse à ce sujet?
Je ne pense pas que le terme «fascisme» ait beaucoup de valeur analytique pour comprendre ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis. Donald Trump est, à bien des égards, une expression possible de la démocratie américaine, tout comme l'ont été Barack Obama ou John F. Kennedy. Il radicalise une politique conservatrice qui remonte à Ronald Reagan dans les années 1980. La démocratie américaine a toujours porté un potentiel d'illibéralisme:
Depuis sa fondation, le pays connaît la xénophobie, tout en étant, paradoxalement, une nation d'immigration. Donald Trump radicalise tous ces phénomènes et les pousse à l'extrême dans une société déjà profondément polarisée.
Si Donald Trump n'est pas un fasciste, comment pourrait-on le qualifier?
J'aime bien le terme de «césariste autoritaire». Donald Trump est un homme politique légitimé par le suffrage, qui ne détruit pas le système politique existant, mais l'érode de l'intérieur par des moyens autoritaires afin d'instaurer un pouvoir limité à lui-même et à son entourage, et de mener un agenda résolument conservateur.
Donald Trump est en train de construire un immense salon de réception, ayant pour cela démoli toute l'aile est de la Maison-Blanche. Peut-on considérer cela comme un symbole du césarisme que vous décrivez?
Absolument. Je pense que le césarisme se manifeste aussi par la mise en scène cérémonielle du pouvoir à travers le faste. Donald Trump a maintes fois montré par le passé qu'il avait une certaine faiblesse pour cela. Le fait qu'il transpose désormais cette logique à la Maison-Blanche n'est pas dépourvu d'une certaine ironie.
Pourquoi?
La Maison-Blanche a été conçue architecturalement pour se distinguer des palais européens. Le message était clair: nous sommes une république bourgeoise fondée sur la vertu républicaine, la modération et la raison, et nous privilégions donc une architecture du pouvoir volontairement sobre. Et voilà qu'arrive un mégalomane nouveau-riche, Donald Trump, qui construit une salle de bal plus grande que la Maison-Blanche elle-même. C'est presque un geste dépourvu de conscience historique.
Vous êtes vous-même citoyen américain, né et ayant grandi aux Etats-Unis. Qu'est-ce qui vous laisse penser que la démocratie américaine pourra se remettre du césarisme de Trump?
Je pense qu'il ne faut pas annoncer hâtivement la fin de la démocratie américaine. Aux Etats-Unis existe une culture profondément ancrée de liberté individuelle et de participation politique. En Europe, avec sa tradition étatique plus autoritaire, beaucoup ont du mal à se l'imaginer. Peut-être vous, les Suisses, avec votre longue tradition de démocratie directe, y parvenez le mieux. L'ordre démocratique et ses institutions ont tenu pendant 250 ans aux Etats-Unis. Même Donald Trump et sa clique ne peuvent pas les renverser aussi facilement.
Traduit et adapté par Noëline Flippe
