«Je ne sais pas... Je suis incroyablement... comment dire... oui, c'est épuisant. Je suis si... épuisée. En même temps je suis pleine d'énergie, c'est étrange. Il y a de la fatigue émotionnelle, mais c'est aussi un boulot très physique. A la fois un marathon et un sprint. Bref... je vais bien. Je crois.» Samedi 18 mai, quand Isabelle Brourman décroche son téléphone, on ne peut s'empêcher de lui demander si elle survit. Sans oublier de lui avouer qu'on «tuerait pour être à sa place».
Depuis le 16 avril, cette New-Yorkaise de tout juste 30 ans se rend chaque matin (ou presque) sur Centre Street, à Manhattan, pour assister au procès pénal qui se tient contre Donald Trump. Isabelle n'est pas avocate. Ni témoin, juge ou même journaliste. Encore moins accusée de quoique ce soit. C'est une artiste. Sa mission? Dessiner ce qu'elle voit, entend, ressent, imagine parfois, planquée quelque part dans la salle d'audience la plus scrutée de la planète, où les caméras sont interdites et les places chères.
Sacré morceau pour cette Américaine qui évolue très loin de l'idéologie MAGA. Un abysse politique qui n'empêche pas la bouillonnante et excentrique jeune femme de prendre conscience, dès ses premiers coups de crayon à deux pas de l'accusé, qu'elle participe à «documenter quelque chose d'historique», de «bien plus grand» qu'elle et que Trump, «qui sera réellement compris dans plusieurs années».
Disons-le d'emblée, Isabelle Brourman n'est pas née avec l'irrésistible besoin de passer sa vie dans un tribunal. Il y a deux ans, la bataille judiciaire entre Johnny Depp et Amber Heard va réveiller chez elle un sale souvenir. En 2021, elle avait accusé, avec cinq autres étudiantes, l'un de ses anciens profs d'agression sexuelle. Un trauma qui deviendra un déclic et la fera débouler au palais de justice de Fairfax, en Virginie, pour dessiner l'un des procès les plus controversés et retentissants de ces dernières années.
L'expérience fut si «riche», «puissante» et «troublante» qu'elle remettra le couvert avec le 45e président des Etats-Unis. Une décision prise devant son poste de télévision, lors de la toute première mise en accusation du milliardaire, en juin 2023: «Je voulais dessiner cet homme de pouvoir. M’immerger dans l’avenir des Etats-Unis».
Une immersion qu'il a surtout fallu mériter.
Car la première fois qu'elle fait irruption dans le sillage de Donald, à l'occasion du procès pour fraude de la Trump Organization, la bataille fait rage devant le tribunal. Avant l'aube et surtout avant les autres, elle y campe pour être certaine de pouvoir s'y faufiler. Sans la moindre accréditation en poche, c'est le jeu cruel du «premier arrivé, premier servi» qui joue au portier. Avant d'être peu à peu repérée.
Et c'est peu dire: en quelques jours, Isabelle Brourman est devenue l'attraction préférée des acteurs de ce marathon judiciaire et réserve désormais ses oeuvres au prestigieux New York Mag.
La procureure générale Letitia James est fan de son travail, les galeries d'art lui courent après, le New York Times ou le Daily Beast lui dressent des portraits élogieux. Jusqu'à Donald Trump, qui ne manquera pas de venir guigner sur son épaule. Quand on demande à l'artiste ce que ça fait de côtoyer Trump en personne, elle cherche ses mots avant d'évacuer la pression avec humour: «C'est un peu bête à dire, mais il est quasiment devenu un collègue de travail, depuis le temps.»
Un matin de décembre 2023, d'humeur taquine et inlassablement soucieux de son image, le milliardaire donnera également son avis sur le dessin de la New-Yorkaise. La presse américaine fera évidemment ses choux gras de cet échange aussi court que truculent:
Au bout du fil, plusieurs mois après cet échange lunaire, Isabelle Brourman, qui jure ne pas «enlaidir Trump volontairement», en est certaine: «Il a perdu du poids en avril! C'est pour ça que l'art est important, même dans un cadre aussi réglementé qu'un procès.» Alors que ses confrères dessinateurs tentent de reproduire ces longues et éreintantes journées au plus près de la réalité, Isabelle Brourman laisse ses yeux et ses oreilles se balader entre les bancs et les âmes. Pour créer. Car «𝕋𝕙𝕖 ℙ𝕖𝕠𝕡𝕝𝕖 𝕧. 𝔻𝕠𝕟𝕒𝕝𝕕 𝕁. 𝕋𝕣𝕦𝕞𝕡», est bien une oeuvre d'art. Au long cours. Baroque. Sinueuse. Poétique. Explosive. Punk.
Presque volontairement bordélique.
Et c'est fascinant.
Sans jamais choisir entre l'impressionnisme, la fresque infinie, le pop art et le comic book, elle avoue avancer sous les ordres de son radar émotionnel, en quête d'un détail, d'une mimique, d'un geste furtif que personne n'a le temps ou le talent de remarquer. Des larmes de l'ancien contrôleur de la Trump Org, aux fringues colorées de la greffière, jusqu’au «calme inouï» de la procureure Letitia James, «toujours assise bien droite, sans bouger».
C'est pour cette raison que ses dessins sont aussi denses et que les personnages apparaissent parfois à double ou à triple. Si règles il y a, ce sont les siennes. Rien que les siennes. La pression et le stress conditionnent aussi cette volonté de tout collectionner comme une metteuse en scène qui n'aurait pas encore trié sa matière première.
L'analyse et la digestion, ce sera pour plus tard.
Histoire de s'emparer de la salle d'audience comme d'une scène, Isabelle Brourman adore «se déguiser» en elle-même. De quoi s'offrir «ce petit avantage stratégique d'être sous-estimée». Il y a dix jours, elle s'est par exemple rendue à Manhattan en costume rouge pétant à carreaux. Face à un journaliste du New York Times intrigué, elle balancera que «ça, c'est ma petite tenue de délinquante». Il faut dire que dès ses premières œuvres, elle a découvert le potentiel performatif d'une salle d'audience, où «tout le monde a son rôle à jouer».
Des méfaits vestimentaires qu'elle fomente avec l'aide de sa partner in crime, Mia Vesper, une prêtresse du vintage. Dans sa garde-robe judiciaire, on trouve notamment des «tissus ouzbeks teints à base de légumes». Voilà Trump prévenu.
Une manière de se protéger. Mais aussi d'attaquer.
A l'autre bout de fil, Isabelle Brourman est très ouverte à la confidence et on sent qu'elle n'oubliera jamais l'incroyable opportunité qui est la sienne de s'emparer d'un procès aussi historique. Il y a Trump. Le vrai. Pas celui dont on croit tous s'être fait une idée, mais Donald John Trump, l'ancien et peut-être futur président des Etats-Unis. Dans une salle d'audience où tout est ressenti de manière décuplée: «Un simple stylo qui tombe au sol et toute la machinerie judiciaire est déjà perturbée. Alors quand Trump vous regarde, vient vous parler, l'intensité du moment est indescriptible».
Pour Isabelle Brourman, derrière la dangerosité du politicien, il y a «Trump l'entertainer», «l'artiste de Broadway». Celui qui aimante, charme et... finit par manipuler les foules. «A cause de mon passé, dès qu'un homme comme Trump entre dans une pièce, je sais désormais qu'il a ce pouvoir.» Malgré tout, la New-Yorkaise nous assure que, dans ce procès pénal, l'imposant milliardaire ne peut plus faire son Trump: «La plupart du temps, il doit se taire et écouter. Il s'éteint». A-t-elle l'impression que le candidat à peur pour ses fesses?
Avant de prendre congé d'Isabelle, on s'excuse de poser une question qui peut paraître futile et un poil vieillotte. Mais comme elle y était, aux premières loges, on lâche la bestiole: Donald Trump s'est-il vraiment endormi pendant son procès? Elle empoignera la rumeur dans un grand éclat de rire, manifestement encore surprise par ce drôle d'épisode: «Bien sûr que Trump s'est endormi! Que puis-je dire de plus... Il s'est endormi. C'est fou, mais il s'est endormi. Je passe mes journées à l'observer, donc je me suis très vite rendu compte qu'un truc avait changé. Je veux dire... parce que tout son visage a changé d'expression».
On lui demande enfin si elle pense que le Trump qu'elle côtoie et dessine depuis plusieurs mois dans les tribunaux sera élu président des Etats-Unis. Une question qu'elle n'aime pas. On la comprend, ce n'est pas son boulot de prédire l'issue d'une élection. «En 2016, personne pensait qu'il allait gagner. Et, vous savez, je crois qu'il peut se passer encore beaucoup de choses jusqu'au 5 novembre», finit par lâcher notre interlocutrice, une certaine crainte au bout des lèvres.
Ce qui est sûr, c'est qu'Isabelle Brourman vit très bien sa nouvelle notoriété d'artiste punk des prétoires: «Je suis tellement immergée, qu'un jour je regarderai cette folle expérience comme une immense étendue d'eau. Plus personne à l'horizon mais, à la surface, une petite chose va peut-être flotter. Ce sera mon travail durant ce procès».