«Le danger a muté vers un djihadisme d’atmosphère»
Expert du monde arabo-musulman, auteur de plus de vingt livres et essais, l'un des premiers à avoir identifié le phénomène islamiste en France, Gilles Kepel vient de publier Antiterrorisme - La traque des Jihadistes (éditions Plon), coécrit avec Jean-François Ricard, procureur antiterroriste de juillet 2019 à avril 2024.
Dans quel état mental est la société quand surviennent les attentats de Paris et Saint-Denis, le soir du 13 novembre 2015?
Gilles Kepel: A l’époque, on est dans une situation de très grande anxiété, parce que les institutions qui vont gérer la riposte au terrorisme djihadiste n’ont pas encore été créées. Le Parquet national anti-terroriste, qui verra le jour en 2019 sous la conduite du magistrat Jean-François Ricard, est encore dans les limbes.
Avant le 13 novembre, il y a eu, la même année, en janvier, les attentats contre Charlie Hebdo et le commerce juif Hyper-Cacher.
La réprobation avait été immense.
Le milieu islamiste assez rapidement va pénétrer le milieu gauchiste. Cela aboutira au fait que Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise, participera en 2019 à la manifestation contre l’islamophobie appelée par le CCIF, le Collectif contre l’islamophobie en France, une instance promouvant un islam politique qui sera dissoute un an plus tard, suite à l’assassinat de Samuel Paty. Mais il y aura un processus dans une partie de l'opinion qui apparaît très parallèle à l'après-7-Octobre.
C’est-à-dire?
Au début, après le massacre de type pogromiste qui se produit en Israël, on ne dit pas grand-chose, mais ensuite, on prétend que c’était un acte de résistance.
Ce qui n’a pas été dit après le 13 novembre.
Non, on n’a pas osé. Mais, à présent, on a quand même le sentiment qu’il y a une relativisation au fil du temps. Ce qui est assez frappant, d’ailleurs, c’est la coïncidence entre la commémoration du 13-Novembre et la réception à la Maison-Blanche d’Ahmed al-Charaa, aujourd’hui président syrien, mais qui, à l’époque du 13-Novembre, s’appelait encore Abou Mohammed al-Joulani. Il faisait partie des mouvements qui, en Syrie et en Irak, menait le djihad au premier plan.
La paix civile n’implique-t-elle pas de refermer les plaies du passé?
C’est justement le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. La commémoration, c’est un deuil, c’est une opération sociale de réconciliation de la société après un traumatisme massif. Or, il est d’autant plus difficile à faire que la société française et ses institutions sont fracturées, avec une présidence de la République qui a perdu le pouvoir face à une Assemblée nationale éparpillée en toutes sortes de choses, avec des fragmentations identitaires qui se sont substituées aux oppositions de classes sociales.
Si nous parvenons généralement à très bien décortiquer les attentats islamistes et leurs préparatifs, nous rechignons à affronter l’idéologie à la manœuvre. A quoi attribuez-vous cela?
Vous soulevez ici la crainte de la confusion entre djihadisme et musulmans.
Que recouvre ici ce terme d'apostats?
Ce sont les très nombreux musulmans qui ne pensent pas comme les djihadistes et qui sont dans une logique d’intégration et d’ascension sociale dans la société française, et cela vaut aussi pour les autres sociétés européennes. Ce n’est pas par hasard que les premières victimes du terroriste Mohamed Merah en mars 2012 à Toulouse et Montauban étaient des militaires français présumés musulmans par le tueur.
Et alors?
Le problème de ceux qui attaquent l’idéologie islamiste en bloc et, par-là même, confondent les musulmans en général et les djihadistes, c’est qu’ils facilitent le recrutement mené par les djihadistes, qui peuvent dire alors: «Voyez, nous sommes les seuls à vous défendre contre le racisme.»
La crainte de la confusion ou de l’amalgame ne permet-elle pas dans le même temps à l’islamisme d’avancer?
C’est le cas dans un certain nombre d’institutions. Je pense en particulier au monde scolaire, où les enseignants, n’étant pas en permanence protégés par la police, ont peur, notamment dans les enseignements d’histoire.
Derrière, il peut y avoir l’usage de la violence, le chahut dans les cours si les enseignants s’éloignent de la norme.
A quoi cela aboutit-il?
Certains profs n’osent plus aborder l’enseignement de l’islam dans un cours de civilisations et deviennent laxistes par rapport à la laïcité,
Le monde universitaire, lui, en tout cas dans les sciences molles, si j’ose dire, les sciences humaines, est complètement gangréné par une espèce de wokisme béat qui refuse toute approche critique de l’islamisme, qui est considéré comme l’expression légitime de la revendication des populations musulmanes.
Quel est le but de l’idéologie islamiste?
Il n’y a pas qu’une idéologie islamiste. Elle est divisée en des chapelles concurrentes. Mais le dénominateur commun, c’est la rupture avec le système de valeurs de nos sociétés, dans lesquelles la laïcité, au sens de la séparation du divin et du politique, est considérée comme le point de référence. Il y quarante ans, lorsque j'étais en Egypte, les islamistes expliquaient que la laïcité est une invention des croisés et qu’à la place doit s’imposer la norme religieuse pour gérer le social, par-delà même le politique.
Le ressentiment contre l’Occident peut-il être un ressort de l’action violente?
Sinon de l’action violente, en tout cas d’un renversement de toutes les valeurs.
En d’autres termes, le Sud global est porteur de la vérité, du droit, de la justice et du bien. On ne cherche pas du tout à critiquer les despotes au pouvoir et leur corruption.
Et le Nord?
Le Nord, lui, dans cette vision, ne vit que de son passif de l’exploitation coloniale fondé sur l’esclavage. Ces fadaises ne prennent pas du tout en compte le fait que le monde musulman a longtemps fonctionné sur l’esclavagisme des Africains et des Slaves.
Sont joints à présent dans une commune opprobre le Nord méchant, néfaste et à détruire, et le Sud global, porteur de la rédemption de l’humanité.
Faut-il être plus optimiste ou moins optimiste qu’en 2015?
En France, du côté de la gestion de l’islamisme radical, c’est beaucoup mieux en termes judiciaires. La création du Parquet national anti-terroriste en 2019 a permis d’avoir une institution spécialisée, dont les magistrats sont tous parfaitement formés sur ces questions. Cela dit, le danger a muté. Il fait partie de ce que j’ai appelé le djihadisme d’atmosphère.
«Djihadisme d'atmosphère»
Quelle définition lui donnez-vous?
C'est le fait que, à travers les réseaux sociaux et les relations affinitaires, se créent des velléités de passage à l’acte chez des individus de plus en plus jeunes, qui ne font plus la différence entre le virtuel et le réel, qui sont dans une désinhibition complète encouragée par l’idéologie décoloniale et autres fadaises. Pour l’instant, ces velléités n’ont pas été capables de produire des choses de la magnitude du 13-Novembre, mais elles nourrissent une multiplication d’attaques au couteau, etc., chose qui était d’ailleurs encouragée par Abou Moussa al-Souri, un proche d’Oussama Ben Laden, l’auteur en 2004 de l’Appel à la résistance islamique mondial.
Que préconisait-il?
De la même manière que les sociétés européennes ont fait la part entre le politique et le religieux, les musulmans qui vivent en Europe, pour parler globalement, peuvent très bien le faire, s’ils ne l’ont déjà fait en grande partie, non? Ce qui revient à dire qu’il est parfaitement possible de lutter contre l’islamisme sans porter atteinte aux musulmans.
Exactement. C’est la ligne de crête qu’il est très difficile de tenir, puisque, à partir du moment où on intervient sur ce sujet, on est immédiatement récupéré par un camp ou stigmatisé par l’autre. En ce qui me concerne, j’essaie de tenir le coup de manière impavide.
