On est retournés sur les terrasses de Paris: «Papa a pris une bombe»
Je commence mon exploration entre Le Petit Cambodge et Le Carillon, quelques jours avant les dix ans des attentats du 13 novembre 2015. Il fait beau, presque trop pour un mois de novembre. Sur les terrasses, les verres brillent au soleil, les discussions s’entremêlent. On ne peut pas enlever aux Parisiens qu’ils savent profiter de la vie.
Les deux établissements meurtris en 2015 existent toujours. Des Parisiens, des touristes y sont installés en terrasse, comme si de rien n’était. Certains vivent leur vie avec une petite pensée en coin, d’autres ignorent peut-être complètement qu’ils se trouvent là où, dix ans plus tôt, des vies ont été fauchées par les balles des terroristes.
Cette nuit tragique, celle qui a fait 130 morts et brisé des milliers de vies, a commencé au Stade de France, en marge du match France-Allemagne. Mais ici, sur les terrasses, c’est un autre pan de cette histoire que je cherche à sentir.
L'innocence perdue
Sur celle du Carillon, un homme d’une trentaine d’années boit un café. Il s’appelle Léonard et s'il n'était pas sur cette terrasse le soir des attentats, il a bel et bien un souvenir de cette nuit d'horreur.
Il m’explique qu’il était justement en terrasse, ce soir-là. Pas sur celle-ci, mais ailleurs dans le quartier.
Son regard se brouille légèrement. «Une amie à moi n’arrivait pas à joindre son père. Ça sonnait dans le vide. C’est son frère qui l’a rappelée plus tard en disant: “Papa a été touché par une bombe, il est à l’hôpital”. Et là, c’est devenu concret. Irréel toujours, mais très concret en même temps. Parmi nous, quelqu’un était directement concerné…»
Il marque une pause. «Et nous, on avait vingt ans. Ce soir-là, on nous a enlevé notre innocence. On est tous devenus adultes en quelques minutes, en quelques secondes. Mais on est retournés faire la fête en terrasse. Pas tous au même rythme, mais on y est retournés.»
Je le remercie d’avoir partagé son histoire et continue ma route le long de la rue Bichat. Je rejoins une autre terrasse touchée cette nuit-là, celle de La Bonne Bière. La brasserie existe toujours. Le plat du jour, c’est bavette. Un couple est assis. Ils discutent, côte à côte, en regardant dans la même direction, une façon typique de profiter des terrasses parisiennes.
Je n’ai pas envie de les déranger en pleine bavette pour parler terrorisme. Justement, un peu plus loin, j’entends un enfant qui demande à son père pourquoi il ne peut pas rentrer seul de l’école. Le père répond:
Il lui explique qu’il préfère, exceptionnellement, venir les chercher lui-même, lui et son frère, pendant quelque temps. «Après, vous referez vos trajets seuls, comme des grands.» Les deux gamins ont moins de dix ans. Ce qu’ils savent des attentats, c’est ce qu’on leur en a raconté. Comment expliquer à deux enfants que des personnes ont pris des mitraillettes pour tirer sur des gens qui profitaient simplement de la vie un vendredi soir?
Je m’approche du père. La famille habite le quartier. Il me dit qu’il n’est «pas parano», mais qu’à quelques jours des commémorations, il se sent plus inquiet que d’habitude.
Il me dit craindre que «certains tarés» s'inspirent des événements du 13 novembre 2015 pour refaire un carnage le jour de cet «anniversaire».
Show must go on
Je marche maintenant vers le Bataclan. Je repense à la semaine qui a suivi, il y a dix ans. J’étais moi-même à Paris pour un tournage, une copine participait à The Voice. Nous dormions dans un Airbnb, réservé plusieurs semaines à l'avance, juste à côté du Bataclan. Sans imaginer que ce nom deviendrait synonyme d’horreur.
Je me souviens qu’on partait tôt le matin, il faisait encore nuit, j’étais à moitié réveillée. Et soudain, nous étions tombées nez à nez avec un CRS cagoulé, fusil d’assaut dans les bras.
J’avais sursauté à la vue de cet homme armé et vêtu de noir de la tête aux pieds. Plus loin, les bougies, les fleurs, les messages s’étendaient sur le trottoir. L’atmosphère était lourde, presque figée.
Aujourd’hui, j’y suis de nouveau. Devant la salle, des techniciens installent des barrières avant un concert d’un groupe nommé Orbit Culture. Deux d’entre eux, en pause cigarette, acceptent de discuter. «Oui, on bosse ici de temps en temps, mais on n’y était pas ce soir-là.» Que ressentent-ils à travailler ici à quelques jours des dix ans? «Rien.» Ils répondent en chœur, puis se corrigent. «Plus maintenant.» L’un ajoute:
Ils évoquent certains amis et confrères, pour qui c’est plus dur. Et une connaissance qui, elle, est incapable de revenir. «Roxane, par exemple. Elle fait plein de concerts, mais ici, c'est impossible. Même dix ans après, elle ne peut pas remettre les pieds au Bataclan.» Les deux finissent leur cigarette et retournent travailler. Show must go on.
Je repars, et un homme m’interpelle. «Vous êtes journaliste?» Il s’appelle Alain. Il vivait dans le quartier en 2015. «Une nuit atroce, interminable.» Il se souvient des réseaux saturés de messages, des gens qui hébergent des inconnus, des appels qui n’aboutissent pas.
Il a quitté le quartier après, incapable d’y rester. Aujourd’hui, il est revenu, marié, père d’un petit garçon. «Je savais que ce serait temporaire. J’avais besoin de m’éloigner un temps. Mais ne pas revenir, ça aurait été comme de leur laisser gagner. Je veux que mon fils grandisse ici. Qu’on parle aussi de la vie, pas seulement de la mort.»
«C’est ici que…?»
J'arrive devant un autre établissement, La Belle Equipe, rue de Charonne. Le serveur, Sam, a l’habitude qu’on l’interroge sur les événements. «Les gens entrent souvent pour demander “C’est ici que…?”».
Le jeune homme a toujours vécu ici. Il avait 11 ans en 2015. Ce soir-là, il aurait dû regarder le match France-Allemagne avec son père à la télé, mais celui-ci travaillait à La Belle Equipe, comme son fils dix ans plus tard.
«Quand on a su ce qui s’était passé, ma mère et moi, on a eu peur pour lui. C’était aussi l’anniversaire d’une amie à lui, qui est morte ce soir-là.» Il poursuit:
Aujourd’hui, il travaille ici. «J’y pense plus trop. Le patron dit qu’il faut qu’il y ait de la vie. Il a raison, il faut vivre.» Il sourit. «Le fait que ça fasse dix ans, oui, j’y pense. Mais je prends plutôt le côté positif. En plus, c’est le meilleur quartier de Paris, ici.»
Dernière étape: le Comptoir Voltaire, rebaptisé Les Ogres. Victoria, qui vient de finir un verre de blanc sur la terrasse qui fait l’angle, s’apprête à partir. «Le nom a changé, mais ici, on n’oublie pas.»
Elle rit. «C’est de la poésie de comptoir, mais c'est vrai. Les Parisiens, on ne les empêchera jamais de boire un verre en terrasse. D'ailleurs, c'est la devise de la ville, elle est inscrite sur le monument, place de la République, au bout de cette rue. “Fluctuat nec mergitur”. Il est battu par les flots, mais ne sombre pas.»
Et elle a raison. Après cette promenade du souvenir, d’un café à l’autre, le constat est clair: certains ont encore peur, d’autres vivent avec leurs cicatrices. Dix ans plus tard, ils pensent toujours à leurs morts, pansent encore leurs plaies. Mais par-dessus tout, les Parisiens sont toujours en terrasse. A trinquer aux vivants.
