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Reportage

13 Novembre 2015: On est retournés sur les terrasses de Paris

On est retournés sur les terrasses de Paris: «Papa a pris une bombe»
De la rue Bichat au boulevard Voltaire, j'ai refait le chemin des attentats du 13 novembre 2015. Entre douleur et résilience,  ...
Des blessés sont évacués hors du lieu de la prise d'otages au Bataclan, à Paris.Image: watson / dr

On est retournés sur les terrasses de Paris: «Papa a pris une bombe»

De la rue Bichat au boulevard Voltaire, j'ai refait le chemin des attentats du 13 novembre 2015. Entre douleur et résilience, Paris met un point d'honneur à continuer de vivre. Rencontre avec des Parisiens, qui rendent hommage à leurs morts et célèbrent la vie.
11.11.2025, 18:5011.11.2025, 23:03

Je commence mon exploration entre Le Petit Cambodge et Le Carillon, quelques jours avant les dix ans des attentats du 13 novembre 2015. Il fait beau, presque trop pour un mois de novembre. Sur les terrasses, les verres brillent au soleil, les discussions s’entremêlent. On ne peut pas enlever aux Parisiens qu’ils savent profiter de la vie.

Les deux établissements meurtris en 2015 existent toujours. Des Parisiens, des touristes y sont installés en terrasse, comme si de rien n’était. Certains vivent leur vie avec une petite pensée en coin, d’autres ignorent peut-être complètement qu’ils se trouvent là où, dix ans plus tôt, des vies ont été fauchées par les balles des terroristes.

Victims lay on the pavement in a Paris restaurant, Friday, Nov. 13, 2015. Police officials in France on Friday reported a shootout in a Paris restaurant and an explosion in a bar near a Paris stadium. ...
Des victimes gisent sur le trottoir devant Le Carillon, le vendredi 13 novembre 2015.Image: AP

Cette nuit tragique, celle qui a fait 130 morts et brisé des milliers de vies, a commencé au Stade de France, en marge du match France-Allemagne. Mais ici, sur les terrasses, c’est un autre pan de cette histoire que je cherche à sentir.

L'innocence perdue

Sur celle du Carillon, un homme d’une trentaine d’années boit un café. Il s’appelle Léonard et s'il n'était pas sur cette terrasse le soir des attentats, il a bel et bien un souvenir de cette nuit d'horreur.

«De près ou de loin, on a tous un truc à raconter sur cette soirée. Même si certains ne voudront pas en parler»

Il m’explique qu’il était justement en terrasse, ce soir-là. Pas sur celle-ci, mais ailleurs dans le quartier.

«Personne n’a compris ce qui se passait. C’était trop… impossible à intégrer. On s’est tous réfugiés chez un ami. On essayait d’appeler nos potes, nos proches, c’était très confus. Et quand certains ne décrochaient pas, c’était la panique. Puis le soulagement quand ils rappelaient.»

Son regard se brouille légèrement. «Une amie à moi n’arrivait pas à joindre son père. Ça sonnait dans le vide. C’est son frère qui l’a rappelée plus tard en disant: “Papa a été touché par une bombe, il est à l’hôpital”. Et là, c’est devenu concret. Irréel toujours, mais très concret en même temps. Parmi nous, quelqu’un était directement concerné…»

«Son père a survécu. Mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Et bon… le mot “chance” est compliqué. Oui, il a survécu, mais il est traumatisé. A vie.»

Il marque une pause. «Et nous, on avait vingt ans. Ce soir-là, on nous a enlevé notre innocence. On est tous devenus adultes en quelques minutes, en quelques secondes. Mais on est retournés faire la fête en terrasse. Pas tous au même rythme, mais on y est retournés.»

Je le remercie d’avoir partagé son histoire et continue ma route le long de la rue Bichat. Je rejoins une autre terrasse touchée cette nuit-là, celle de La Bonne Bière. La brasserie existe toujours. Le plat du jour, c’est bavette. Un couple est assis. Ils discutent, côte à côte, en regardant dans la même direction, une façon typique de profiter des terrasses parisiennes.

epa05053945 Customers sit outside the cafe during the reopening of the 'A la Bonne biere' two weeks after the Paris terror attacks, in Paris, France, early 04 December 2015. 'A La Bonne ...
Des clients sont assis sur la terrasse de La Bonne Bière, deux semaines après les attentats, le 4 décembre 2015.Image: EPA

Je n’ai pas envie de les déranger en pleine bavette pour parler terrorisme. Justement, un peu plus loin, j’entends un enfant qui demande à son père pourquoi il ne peut pas rentrer seul de l’école. Le père répond:

«Parce qu’on va fêter un anniversaire très triste pour Paris dans quelques jours»

Il lui explique qu’il préfère, exceptionnellement, venir les chercher lui-même, lui et son frère, pendant quelque temps. «Après, vous referez vos trajets seuls, comme des grands.» Les deux gamins ont moins de dix ans. Ce qu’ils savent des attentats, c’est ce qu’on leur en a raconté. Comment expliquer à deux enfants que des personnes ont pris des mitraillettes pour tirer sur des gens qui profitaient simplement de la vie un vendredi soir?

Je m’approche du père. La famille habite le quartier. Il me dit qu’il n’est «pas parano», mais qu’à quelques jours des commémorations, il se sent plus inquiet que d’habitude.

«Je serai plus détendu une fois que la date sera passée»

Il me dit craindre que «certains tarés» s'inspirent des événements du 13 novembre 2015 pour refaire un carnage le jour de cet «anniversaire».

Show must go on

Je marche maintenant vers le Bataclan. Je repense à la semaine qui a suivi, il y a dix ans. J’étais moi-même à Paris pour un tournage, une copine participait à The Voice. Nous dormions dans un Airbnb, réservé plusieurs semaines à l'avance, juste à côté du Bataclan. Sans imaginer que ce nom deviendrait synonyme d’horreur.

Je me souviens qu’on partait tôt le matin, il faisait encore nuit, j’étais à moitié réveillée. Et soudain, nous étions tombées nez à nez avec un CRS cagoulé, fusil d’assaut dans les bras.

J’avais sursauté à la vue de cet homme armé et vêtu de noir de la tête aux pieds. Plus loin, les bougies, les fleurs, les messages s’étendaient sur le trottoir. L’atmosphère était lourde, presque figée.

A victim under a blanket lays dead outside the Bataclan theater in Paris, Friday Nov. 13, 2015. Well over 100 people were killed in a series of shooting and explosions explosions. French President Fra ...
Une victime recouverte d'une couverture gît sans vie devant le Bataclan, le vendredi 13 novembre 2015.Image: AP

Aujourd’hui, j’y suis de nouveau. Devant la salle, des techniciens installent des barrières avant un concert d’un groupe nommé Orbit Culture. Deux d’entre eux, en pause cigarette, acceptent de discuter. «Oui, on bosse ici de temps en temps, mais on n’y était pas ce soir-là.» Que ressentent-ils à travailler ici à quelques jours des dix ans? «Rien.» Ils répondent en chœur, puis se corrigent. «Plus maintenant.» L’un ajoute:

«Pendant deux ans, c’était dur. Une vraie gueule de bois d’apprendre ce qu’il s’était passé.»

Ils évoquent certains amis et confrères, pour qui c’est plus dur. Et une connaissance qui, elle, est incapable de revenir. «Roxane, par exemple. Elle fait plein de concerts, mais ici, c'est impossible. Même dix ans après, elle ne peut pas remettre les pieds au Bataclan.» Les deux finissent leur cigarette et retournent travailler. Show must go on.

epa05023938 Wounded people are evacuated outside the scene of a hostage situation at the Bataclan theatre in Paris, France, 14 November 2015. Dozens of people have been killed in a series of attacks i ...
Des blessés sont évacués hors du lieu de la prise d'otages au Bataclan, en novembre 2015.Image: EPA

Je repars, et un homme m’interpelle. «Vous êtes journaliste?» Il s’appelle Alain. Il vivait dans le quartier en 2015. «Une nuit atroce, interminable.» Il se souvient des réseaux saturés de messages, des gens qui hébergent des inconnus, des appels qui n’aboutissent pas.

«J’ai perdu un ami au Bataclan. Ici, tout le monde connaît quelqu’un qui a été blessé… ou pire»

Il a quitté le quartier après, incapable d’y rester. Aujourd’hui, il est revenu, marié, père d’un petit garçon. «Je savais que ce serait temporaire. J’avais besoin de m’éloigner un temps. Mais ne pas revenir, ça aurait été comme de leur laisser gagner. Je veux que mon fils grandisse ici. Qu’on parle aussi de la vie, pas seulement de la mort.»

«C’est ici que…?»

J'arrive devant un autre établissement, La Belle Equipe, rue de Charonne. Le serveur, Sam, a l’habitude qu’on l’interroge sur les événements. «Les gens entrent souvent pour demander “C’est ici que…?”».

Le jeune homme a toujours vécu ici. Il avait 11 ans en 2015. Ce soir-là, il aurait dû regarder le match France-Allemagne avec son père à la télé, mais celui-ci travaillait à La Belle Equipe, comme son fils dix ans plus tard.

Spectators invade the pitch of the Stade de France stadium after the international friendly soccer France against Germany, Friday, Nov. 13, 2015 in Saint Denis, outside Paris. At least 35 people were  ...
Des spectateurs envahissent la pelouse du Stade de France après le match France-Allemagne, vendredi 13 novembre 2015 à Saint-Denis, près de Paris.Image: AP

«Quand on a su ce qui s’était passé, ma mère et moi, on a eu peur pour lui. C’était aussi l’anniversaire d’une amie à lui, qui est morte ce soir-là.» Il poursuit:

«C’est vraiment le lendemain que j’ai compris. J’avais 11 ans, donc… j’ai compris, mais pas vraiment. Dix personnes qu’on connaissait sont mortes. Après ça, il y a eu une cellule psy. Ça m’avait beaucoup aidé.»

Aujourd’hui, il travaille ici. «J’y pense plus trop. Le patron dit qu’il faut qu’il y ait de la vie. Il a raison, il faut vivre.» Il sourit. «Le fait que ça fasse dix ans, oui, j’y pense. Mais je prends plutôt le côté positif. En plus, c’est le meilleur quartier de Paris, ici.»

epa05040515 A pedestrian with an umbrella pauses in front of the memorial of candles and flowers for the victims of the 13 November Paris attacks, on Place de la Republique in Paris, France, 24 Novemb ...
Un piéton s'arrête devant le mémorial de bougies et de fleurs en hommage aux victimes des attentats, le 24 novembre 2015.Image: EPA

Dernière étape: le Comptoir Voltaire, rebaptisé Les Ogres. Victoria, qui vient de finir un verre de blanc sur la terrasse qui fait l’angle, s’apprête à partir. «Le nom a changé, mais ici, on n’oublie pas.»

«C’est un peu comme un phénix qui renaît de ses cendres»

Elle rit. «C’est de la poésie de comptoir, mais c'est vrai. Les Parisiens, on ne les empêchera jamais de boire un verre en terrasse. D'ailleurs, c'est la devise de la ville, elle est inscrite sur le monument, place de la République, au bout de cette rue. “Fluctuat nec mergitur”. Il est battu par les flots, mais ne sombre pas.»

epa12514516 Candles burn among floral tributes for the victims of the November 2015 attacks, at a memorial site in the Place de la Republique, Paris, France, 09 November 2025. Ten years ago 130 people ...
Des bougies et des fleurs pour rendre hommage aux victimes, place de la République, le 9 novembre 2025.Image: EPA

Et elle a raison. Après cette promenade du souvenir, d’un café à l’autre, le constat est clair: certains ont encore peur, d’autres vivent avec leurs cicatrices. Dix ans plus tard, ils pensent toujours à leurs morts, pansent encore leurs plaies. Mais par-dessus tout, les Parisiens sont toujours en terrasse. A trinquer aux vivants.

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