La scène est impressionnante, dérangeante, parfaitement volontaire. Un scénario très américain qui démarre au pied d'un hélicoptère officiel, quelque part à Long Island. Jeudi soir, Luigi Mangione, 26 ans, a été exposé au monde tel le grand méchant dans un Marvel, emballé dans une combi orange de circonstance et escorté par une phalange inutilement dense d'agents de police casqués et armés de mitraillettes. En tête de cortège, Eric Adams, maire démocrate de New York.
Luigi Mangione has just arrived in New York City via helicopter pic.twitter.com/UIvZGBpLgU
— 🍗 (@crispytine_) December 19, 2024
Les joues rasées de près, les poignets menottés et les chevilles enchaînées, le jeune homme accusé d'avoir abattu Brian Thompson, directeur général d'UnitedHealthcare, dans les rues de Manhattan le 9 décembre dernier, semble trimballé comme un trophée. Comme le personnage principal de l'affaire criminelle de l'année. C'est très inhabituel, mais le maire en est fier.
Extradé de l'Etat de Pennsylvanie, Luigi Mangione risque désormais la peine de mort, depuis que des poursuites fédérales se sont ajoutées à celles du parquet de New York. Le voilà accusé de «meurtre par utilisation d'une arme à feu», de «terrorisme d'Etat», de deux chefs d'accusation de harcèlement et d'une infraction liée, elle aussi, aux armes à feu. Après avoir été présenté devant les tribunaux de Manhattan, Luigi Mangione a été incarcéré dans la même prison fédérale que Sean «Diddy» Combs, à Brooklyn.
Ce n'est d'ailleurs pas la seule similitude entre les deux affaires, puisque l'avocate du jeune meurtrier présumé, Karen Friedman Agnifilo, n'est autre que l'épouse de celui du célèbre rappeur, Marc Agnifilo. Jeudi, c'est en couple qu'ils ont représenté Luigi Mangione. Hors d'elle au moment d'apprendre l'inculpation au niveau fédéral de son client, Karen Friedman Agnifilo a déclaré que cette décision «de porter des accusations supplémentaires pour meurtre au premier degré et terrorisme d'Etat soulève de graves inquiétudes constitutionnelles».
Etant donné que les caméras ne seront pas acceptées en salle(s) d'audience(s), c'est sans doute la dernière fois que le grand public a pu observer l'accusé. Les autorités new-yorkaises ont sans doute voulu tout mettre en œuvre pour maîtriser un récit qui appartient déjà à l'opinion publique. Cette mise en scène grandiloquente prouve une énième fois que «le dossier Luigi Mangione» a de quoi marquer l'Histoire judiciaire des Etats-Unis pour des décennies.
Depuis le meurtre de sang-froid, filmé par des caméras de surveillance, l'affaire a pris une ampleur rare à cause du mobile présumé de ce diplômé de la prestigieuse Ivy League (club des prestigieuses universités américaines): «Les pratiques de l’assurance santé terrorisent la population», comme le clamait une pancarte devant le tribunal de Manhattan.
Et c'est là tout le problème de la justice américaine. En s'attaquant à un cadre d'une grande assurance, Luigi Mangione est devenu le héros d'une population qui est depuis longtemps en colère contre un système de santé qui étrangle financièrement des millions d'assurés à travers le pays. Depuis les coups de feu devant cet hôtel Hilton de Manhattan au petit matin du 9 décembre, son vivier de fans ne cesse de s'étendre, flanqué parfois d'un déguisement du fameux Luigi du jeu vidéo Super Mario.
Pire, plusieurs actes de violence similaires ont été dénombrés aux Etats-Unis, impliquant des citoyens en colère contre leur assurance. De quoi compliquer grandement le travail d'une justice qui veut rappeler qu'on ne tue pas par mécontentement, mais qui va devoir juger un homme considéré comme le Robin des Bois de millions de malades américains pris à la gorge. Qu'on le veuille ou non, Luigi Mangione est un martyre en gestation. Le parfait accusé que les autorités et la population veulent transformer en symbole, chacun à sa manière.
A en croire le manifeste qu'il trimballait avec lui durant sa courte cavale, le «charmant justicier» est en passe de gagner sa bataille morale contre l'Etat et les requins du business de la santé, qu'il soit acquitté ou condamné à mort.
L'affaire criminelle de l'année 2024 risque bien d'être l'affaire criminelle de l'année 2025.