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Luigi Mangione est vu comme un justicier

Luigi Mangione, d'assassin à héros du peuple américain
Luigi Mangione est accusé d'avoir assassiné Brian Thompson, le PDG d’UnitedHealthcare. image: keystone, montage: watson
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«Tuer des gens, c'est odieux, mais...»

La mort violente d'un grand patron des assurances, la semaine dernière à New York, a fait de son assassin présumé un justicier nécessaire, au nom des citoyens américains privés de soins. Du moins pour une partie des réseaux sociaux et d'une partie de la gauche. Décryptage.
12.12.2024, 18:46
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«Parce que le monde se porte mieux sans eux.» Cette réplique, on l'entend plusieurs fois dans Black Doves, avec Keira Knightley. Cette série Netflix, sortie il y a 10 jours, met notamment en scène un tueur à gages, qui l'est devenu parce que papa l'a été. Dans un flashback, Sam, qui n'est encore qu'un gamin, demande alors à son père, occupé à nettoyer son gun, pourquoi il tue des gens.

Il y a toujours eu la bonne et la mauvaise victime. Surtout à Hollywood, où celui qui gagne et qu'on applaudit est souvent celui qui désobéit. L’antihéros courageux qui ose enjamber la loi pour sauver le pauvre, la veuve, l'orphelin, le monde. De l'agent du FBI qui fait un pas de côté, à Dexter, l'expert médico-légal qui trucide des criminels, le justicier est un concept furieusement américain qui se déploie quand la Justice est accusée de ne pas faire son travail.

Batman et le barman Roy Bean ont d'ailleurs beaucoup de choses en commun. Au XIXe siècle, ce Texan barbu et bourru avait transformé son saloon en tribunal. Avec effet immédiat, puisque les mauvaises graines y étaient fusillées, entre deux gorgées de gnôle. La conquête de l'Ouest coule encore dans les veines de beaucoup de citoyens américains et le vigilantisme y est au moins aussi glorifié que le deuxième amendement de la Constitution.

Combattre l'injustice, seul et quitte à faire couler le sang, est gravé dans la culture populaire américaine. Même si la technique a un poil évolué depuis les années 1800. En 2024, on ne lynche plus. On assassine un grand patron d'assurance avec un flingue imprimé en 3D, au cœur de Manhattan, sous le regard netflixisé des caméras de surveillance.

Luigi Mangione, assassin présumé de Brian Thompson, PDG d’UnitedHealthcare, va sans doute marquer les Etats-Unis pour les décennies à venir. Pour une certaine frange des réseaux sociaux, biberonnés aux true crime et à une certaine inconsistance, le jeune homme qui a ôté la vie de ce père de famille de 50 ans méritait manifestement des produits dérivés avant le moindre procès. En quelques heures, une puissante fascination a fait pousser des T-shirts à son effigie.

Pensez donc. Luigi est beau, mystérieux et s'en est pris à l'un des responsables d'un système de santé de plus en plus cruel avec ses assurés. Le New York Times rappelait cette semaine que UnitedHealthcare Group avait refusé d'entrer en matière dans près de 30% des cas en 2023. Des décisions financières et administratives qui ont forcément semé la mort. Lui-même handicapé par un terrible mal de dos, Luigi Mangione planquait sur lui un manifeste, torché comme un acte d'accusation. La vengeance aurait sonné.

«Les Etats-Unis ont le système de santé le plus cher au monde, et pourtant nous ne sommes que 42e en termes d'espérance de vie. Je suis manifestement le premier à y faire face avec une honnêteté aussi brutale»
Extrait du manifeste, selon les médias américains qui ont eu accès à ces trois pages.

Luigi Mangione, issu d'une famille cossue et diplômé de la prestigieuse Ivy League, aurait donc bousillé son existence pour réveiller les consciences. La Maison-Blanche et le gouverneur de Pennsylvanie ont beau rappeler que «la violence pour lutter contre toute forme de cupidité des entreprises est inacceptable», le justicier des Américains mal assurés est lancé à pleine vitesse sur la route de l'héroïsme.

Cependant, alors que la conquête de l'Ouest a un goût de conservatisme, c'est la gauche qui s'est risquée en premier à rajouter un «mais» à leur indignation. Aux Etats-Unis, c'est Bernie Sanders qui a dégainé le premier:

«On ne tue pas les gens, c'est odieux. (...) Mais de très nombreuses personnes sont furieuses contre les compagnies d’assurance maladie qui font d’énormes profits en les privant, eux et leur famille, des soins de santé dont ils ont désespérément besoin»
Bernie Sanders, dans le média de gauche Jacobin

En France, la porte-parole de Lutte ouvrière a aussi dégainé son «mais»:

L'assassinat de ce PDG a mis en lumière la politique criminelle des assurances qui pour le profit, condamnent à mort des milliers de malades aux USA en refusant de prendre en charge leurs soins. Mais pour abattre ce système, il faudra plus que l'acte d'un justicier individuel.
Nathalie Arthaud

Luigi Mangione serait ainsi le justicier nécessaire et Brian Thompson le mort idéal, «parce que le monde se porte mieux sans eux». Souvenez-vous: la bonne ou la mauvaise victime. Nathalie Arthaud a eu l'intelligence de rappeler qu'il «faudra plus que l'acte d'un justicier individuel», même si l'élue d'extrême gauche cache mal, elle aussi, sa fascination. Après cet assassinat commis de sang-froid, les commentateurs les plus optimistes parlent déjà d'un coup de pied dans la fourmilière et parient prématurément sur une refonte du système de santé américain. Who knows?

Pour l'heure, les vieux réflexes américains semblent plus vigousse que les volontés de changement. Brian Thomson n'avait pas de garde du corps, ce matin du 9 décembre, lorsqu'il s'est écroulé sous les balles. A l'inverse, Elon Musk dépense des centaines de millions de dollars pour sa propre sécurité. Depuis la mort de l'un des leurs, les assureurs se barricadent, renforcent la sécurité des cadres et suppriment l'impressum de leur site internet.

Du justicier au martyre?

Les grands patrons ont raison de flipper. Sur les réseaux sociaux, la colère est au bord des claviers et les menaces de mort ne faiblissent pas. Et l'arrestation du justicier Mangione n'a pas permis de rassurer les milliardaires.

Pour que ce jeune homme de 26 ans puisse avoir une chance de terminer son existence en martyre, comme certains en rêvent aujourd'hui, le gouvernement doit bien sûr revoir son système de santé de fond en comble. Et Dieu sait qu’il y a urgence. Donald Trump, même s'il a connu l'assassinat de près, est sans doute le dernier à se soucier du porte-monnaie des cancéreux sans le sou. Et Dexter n'a jamais éradiqué la criminalité.

Alors, avant la moindre prise de conscience, le fait-divers le plus retentissant de l'année poussera d'abord les Américains à s'armer, pour mieux se protéger. Ou se venger. Une énième publicité involontaire pour la National Rifle Association of America et le deuxième amendement?

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