Très détaillée et dévastatrice: c'est ainsi que l'on peut résumer l'étude d'un think tank américain ultra-conservateur sur l'état de l'armée américaine. Depuis neuf ans, la «Heritage Foundation», basée à Washington, publie, chaque année, une analyse de l'état des troupes américaines. Cette année, après quelque 600 pages, les auteurs arrivent à la conclusion qu'elles sont «trop faibles» pour accomplir les tâches nécessaires.
Le rapport, intitulé «Index of U.S. Military Strength», doit, toutefois, être lu avec précaution. En effet, sa publication coïncide avec la phase finale de la campagne électorale pour les élections de mi-mandat. Les militaires et les vétérans constituent un groupe d'électeurs important. Et ce qui est frappant, c'est que seuls les médias américains conservateurs et proches de Trump ont jusqu'à présent rapporté ce résultat accablant, notamment le Wall Street Journal ainsi que les chaînes Fox News et Newsmax.
Le porte-parole de la «Heritage Foundation» n'a laissé planer aucun doute sur l'orientation politique possible de l'étude. Sur Twitter, il a commenté:
Pourtant, le rapport évalue l'armée américaine sur la base d'une évolution de plusieurs années. Le gouvernement du président Joe Biden n'est en place que depuis deux ans.
«L'armée américaine actuelle est exposée à un risque considérable de ne pas pouvoir répondre aux exigences d'un seul conflit régional majeur», peut-on lire dans le rapport. Défendre les «intérêts nationaux vitaux de l'Amérique» serait actuellement impossible. L'armée est «trop faible» par rapport à la «force nécessaire pour se défendre».
Lors de l'évaluation, les auteurs indiquent qu'ils mettent en balance d'une part les «intérêts nationaux sur la scène mondiale» et d'autre part les «défis réels dans le monde». Or, le monde n'est justement pas comme on le souhaiterait. La faiblesse diagnostiquée de l'armée américaine serait entre autres «la conséquence logique d'années d'utilisation intensive, de sous-financement et de priorités mal définies».
L'armée de l'air américaine, l'U.S. Air Force, est notamment considérée comme «très faible». La marine et l'unité spatiale «Space Force» sont considérées comme «faibles», l'armée américaine comme «marginale», c'est-à-dire que sa capacité opérationnelle est également limitée. Certes, l'unité d'élite, le «Marine Corps», et les forces nucléaires sont jugées «fortes». Mais en cas d'urgence, les Marines ne pourraient pas compenser la faiblesse du reste de l'armée de terre.
Les auteurs s'inquiètent surtout du cas où les Etats-Unis devraient utiliser des armes nucléaires. En effet, une telle escalade nécessiterait à plus forte raison «une force conjointe pleinement opérationnelle», équipée d'armes modernes. La guerre en Ukraine montre justement que certains acteurs (en l'occurrence, la Russie) «ne se laissent pas forcément dissuader de prendre des mesures conventionnelles», bien que les Etats-Unis soient une puissance nucléaire forte.
Les alliés ne seraient pas non plus d'une grande aide en cas de conflit. Les auteurs mentionnent certes les nouveaux investissements de l'Allemagne dans l'armée fédérale, mais ils concluent que «l'Allemagne ne dispose actuellement d'aucune division prête au combat».
Certes, ce jugement sévère est l'avis d'un think tank de Washington, qui est en outre proche des républicains. Des rapports des années précédentes avaient, toutefois, déjà critiqué le manque de capacités de l'armée américaine. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), basé à Stockholm, les dépenses militaires américaines s'élèveront à 801 milliards de dollars en 2021. Cela représente une baisse de 1,4% par rapport à 2020. La part du budget militaire dans le produit intérieur brut (PIB) a légèrement diminué au cours de la même période, passant de 3,7% à 3,5%.
Malgré cela, les Etats-Unis ont toujours, et de loin, le plus gros budget militaire du monde. Selon le Sipri, la Chine a dépensé 293 milliards de dollars US en 2021, ce qui correspond toutefois à une croissance de 4,7% par rapport à 2020. La Russie a augmenté ses dépenses militaires de 2,9% en 2021 pour atteindre 65,9 milliards de dollars américains. En 2021, cela dépassait la part des Etats-Unis avec 4,1% du PIB.
Le fait est que la situation mondiale a extrêmement évolué ces dernières années. Les Etats-Unis sont confrontés des défis majeurs, notamment en raison de la guerre d'agression russe.
Les auteurs prennent comme critère d'évaluation la capacité des Etats-Unis à pouvoir gérer avec succès deux guerres ou crises en même temps en cas d'urgence.
Les républicains s'emparent avec reconnaissance de ce jugement accablant en pleine campagne électorale pour les prochaines élections de mi-mandat: Biden est un commandant incompétent. Les militaires et les vétérans ont tendance à voter pour le «Grand Old Party» plutôt que pour les démocrates. Le député Mike Gallagher a profité d'une intervention à la «Heritage Foundation» en milieu de semaine pour régler ses comptes avec le Pentagone et la Maison Blanche: «Nous ne manquons pas d'options, nous manquons de leadership».
Là-bas, on ne comprend pas le «paradoxe de la dissuasion». «Pour éviter une guerre, vous devez convaincre votre adversaire que vous êtes à la fois capable et désireux de faire la guerre», a déclaré Gallagher. Il a mis en garde contre le président chinois Xi Jinping et une attaque chinoise sur Taïwan:
Cette déclaration correspond à l'image que Donald Trump et de nombreux républicains donnent régulièrement du président Joe Biden, surtout depuis le retrait désastreux des Américains d'Afghanistan, ordonné par Trump encore après sa défaite électorale: en tant que commandant en chef des forces armées américaines, Biden serait «incompétent».
Quel est donc le sérieux du rapport de l'«Heritage Foundation»? Des critiques comme l'organisation non gouvernementale «Transparency International», basée à Berlin, dénoncent le mode de fonctionnement du think tank de Washington sur les questions militaires. Dans un rapport de Transparency sur l'implication de l'industrie de l'armement américaine dans la politique américaine, datant de 2019, il est question d'«au moins 15 réunions entre des cadres de Lockheed Martin et des chercheurs principaux de la ‹Heritage Foundation›».
Il s'agissait par exemple de soutenir le financement de l'avion de combat F-22. «Les publications de la ‹Heritage Foundation› se sont déroulées parallèlement au travail de lobbying de Lockheed Martin (...)». En 2008, Lockheed Martin a fait un don de 40'000 dollars à la «Heritage Foundation», selon Transparency. Toujours est-il que la «Heritage Foundation» serait désormais plus transparente qu'auparavant en ce qui concerne son financement.
Sur le plan politique, le think tank conservateur est également très critiqué depuis quelque temps. Dans un article d'opinion paru récemment dans le Washington Post, il a été décrit comment le «think tank conservateur s'est détourné de Reagan pour se tourner vers Trump». La «Heritage Foundation» a également été qualifiée de «Newsweek of think tanks». Le magazine «Newsweek» était, autrefois, une institution, mais après un long déclin, il fait désormais surtout parler de lui pour ses théories du complot.
L'Heritage Foundation ne fait pas mystère de son objectif principal. Sa mission consiste à «formuler et à promouvoir une politique publique conservatrice». Celle-ci se base sur «les principes de la libre entreprise, de l'influence limitée de l'Etat, de la liberté individuelle, des valeurs américaines traditionnelles et d'une défense nationale forte». Le rapport sur les faiblesses de l'armée américaine ne devrait pas manquer de faire son effet auprès de l'électorat conservateur.
Sources: