Si Vladimir Poutine utilise des armes nucléaires pour échapper à la défaite dans sa guerre contre l'Ukraine, comment les Etats-Unis devront-ils réagir?
Cette question incite à envisager la perspective d'une guerre atomique avec plus de sérieux qu'à aucun autre moment depuis la crise des missiles de Cuba de 1962. Or, la réflexion des responsables du gouvernement américain a pris une direction plutôt étonnante, qui aurait été considérée comme hérétique et dangereuse il y a quelques années à peine.
La nouvelle surprise de cette crise, c'est que les hauts responsables américains pensent qu'ils pourraient répondre à une attaque nucléaire russe contre l'Ukraine non pas avec une attaque nucléaire en retour, mais plutôt avec une version plus intense et plus directe de l'offensive non nucléaire qu'ils aident l'Ukraine à mener aujourd'hui.
Au fil des décennies, le débat a fait rage pour savoir si oui ou non, les États-Unis devraient répondre avec des armes nucléaires à une invasion de l'Europe par des armes conventionnelles. En revanche, on a toujours supposé, de façon tout à fait consensuelle, que si la Russie ou tout autre ennemi utilisait des armes nucléaires contre un pays allié, nous riposterions également avec des armes nucléaires.
Cette supposition, dogme jusqu'ici jamais remis en question, ne va plus de soi dans les sphères officielles. Comprendre comment, quand et pourquoi cet état des choses a changé mérite amplement une petite discussion.
À l'été 2016, vers la fin de la présidence de Barack Obama, les rapports des renseignements indiquaient que la Russie avait adopté une nouvelle doctrine militaire appelée escalate to de-escalate (l'escalade dans un but de désescalade). Si la Russie perdait une guerre contre l'OTAN, elle lancerait un petit nombre d'armes nucléaires à faible puissance, soit pour repousser les armées occidentales, soit simplement pour envoyer un choc.
La théorie était que les dirigeants de l'OTAN, dans la crainte d'une aggravation catastrophique de cette escalade, arrêteraient la guerre et négocieraient la paix.
Avril Haines, conseillère adjointe pour la Sécurité nationale d'Obama, a voulu tester cette théorie. Elle a convoqué une réunion d'adjoints du Conseil de sécurité nationale (NSC) pour faire une simulation de guerre afin de voir si la nouvelle stratégie de la Russie serait susceptible de contrecarrer la capacité de l'Amérique à projeter son pouvoir dans la région (parmi les participants figuraient des adjoints et des sous-secrétaires, ainsi que des officiers de second rang de l'état-major interarmées).
Le scénario du jeu était le suivant: la Russie envahit un pays balte, l'OTAN répond avec des représailles efficaces, la Russie lance une arme nucléaire à faible puissance contre les troupes de l'OTAN ou sur une base en Allemagne où des drones, des avions de combat et des bombes guidées sont déployés. La question est: quelle décision prendre?
Les généraux présents dans la pièce ont commencé par discuter du nombre d'armes nucléaires que les États-Unis devraient lancer en représailles, et sur quelles cibles. C'est alors que Colin Kahl, conseiller à la sécurité nationale du vice-président Joe Biden, a levé la main.
Vous ne prenez pas assez de recul, a-t-il dit aux généraux. Lorsque la Russie lâchera une bombe atomique, nous serons face à un «instant décisif pour la planète» – l'occasion de rallier le monde entier contre la Russie, d'isoler et d'affaiblir Moscou politiquement, économiquement et militairement. Cependant, si nous ripostons avec des bombes atomiques, nous abandonnons cet avantage et, en plus, nous normalisons l'usage des armes nucléaires.
Quelques heures de discussions se sont ensuivies autour des calculs politiques de Kahl, de la force des armes conventionnelles de l'OTAN, de l'incertitude sur le lieu où il faudrait envoyer une bombe nucléaire le cas échéant, et de l'incertitude supplémentaire autour de l'hypothèse selon laquelle une réponse nucléaire permettrait d'arrêter la guerre plus vite ou avec plus de succès. Un consensus s'est fait jour: les États-Unis devraient répondre uniquement à l'aide d'opérations militaires conventionnelles de plus forte intensité.
Un mois plus tard, le Principals Committee du NSC – le groupe de secrétaires de cabinets et de chefs militaires dirigé par Susan Rice, la conseillère à la Sécurité nationale – a joué au même jeu. À un moment, un responsable du département des Finances a avancé le même argument que Colin Kahl lors de la réunion des adjoints, mais il a été réduit au silence avec véhémence, notamment par le secrétaire à la Défense Ashton Carter, qui a insisté pour dire qu'il était crucial de répondre à une attaque nucléaire par une autre attaque nucléaire; c'est ce que les alliés attendent de nous; si nous ne le faisons pas, ce sera une catastrophe pour l'OTAN, la fin de toutes nos alliances, la fin de la crédibilité de l'Amérique dans le monde entier.
Le chef d'état-major et le secrétaire à l'Énergie étaient d'accord avec Carter. Antony Blinken, secrétaire d'État adjoint, qui remplaçait John Kerry en déplacement, était indécis, et disait voir la logique des deux points de vue.
La question s'est donc orientée vers le domaine opérationnel. Où faudrait-il diriger la riposte nucléaire? Quelqu'un suggéra Kaliningrad, mais on souligna que cette ville faisait partie de la Russie; si les États-Unis y lançaient une attaque nucléaire, la Russie pourrait faire la même chose aux États-Unis. Pourquoi ne pas frapper l'envahisseur russe dans les pays baltes? Et bien dans ce cas, les bombes tueraient aussi beaucoup de citoyens baltes.
Finalement, les généraux se sont mis d'accord sur le lancement de quelques armes nucléaires contre l'ancienne république soviétique de Biélorussie, alors même que jusqu'ici dans le jeu, le pays n'avait joué aucun rôle dans la guerre. Puis le jeu a été arrêté. Ce qui se passerait ensuite – la Russie reculerait-elle, intensifierait-elle l'escalade, ce qu'il nous faudrait faire après – est resté dans les limbes.
Lorsqu'Avril Haines a appris que les hauts responsables du NSC avaient terminé le jeu en utilisant des armes nucléaires, même en sachant que cela ne permettrait pas forcément d'arrêter ou de gagner la guerre, elle a suggéré d'imprimer des t-shirts avec marqué: «Laissez les adjoints diriger le monde.»
Aujourd'hui, dans une certaine mesure, c'est ce qui se passe. Colin Kahl est sous-secrétaire à la politique de défense. Avril Haines est directrice des renseignements américains. Antony Blinken est secrétaire d'État. Et tous les trois ont travaillé très étroitement sous Joe Biden, qui est devenu président.
Ce que Biden ferait dans une version réelle de ce jeu reste flou. Lorsqu'il a récemment été interrogé sur le sujet dans l'émission 60 Minutes, il a répondu:
Cette réponse laisse ouverte la possibilité de répondre à des armes nucléaires avec des armes nucléaires. N'importe quel président garderait cette option sous le coude, ne serait-ce que pour décourager Poutine de frapper le premier.
Sans les faits, la doctrine militaire escalate to de-escalate de la Russie a poussé les États-Unis à placer des ogives nucléaires de faible puissance sur certains de ses missiles Trident portés par des sous-marins – de sorte que si la Russie lançait quelques armes nucléaires de faible intensité, les États-Unis pourraient répondre avec les leurs (les armes nucléaires de «faible intensité» américaines exploseraient avec une puissance équivalente à la moitié ou aux deux tiers de la bombe qui a rasé Hiroshima).
Mais l'accent mis par Joe Biden sur l'idée de faire de la Russie un «paria» abonde certainement dans le sens de l'argument de Kahl selon lequel il ne serait pas nécessaire de riposter avec des armes nucléaires. Pour l'instant, le cours de la guerre entre la Russie et l'Ukraine tend à justifier cette position. L'armée russe s'est avérée bien moins redoutable et bien moins compétente que ne l'avaient projeté les estimations des services de renseignement.
Les forces ukrainiennes, dotées d'armes de l'OTAN et de renseignements fournis par les États-Unis, ont repoussé l'armée russe et l'orientent vers une double contre-offensive. Et tout cela sans implication directe de soldats ou de pilotes de l'OTAN. Imaginez un peu ce qui se produirait si des soldats ou des pilotes de l'OTAN étaient impliqués.
Le général à la retraite David Petraeus a récemment énoncé un scénario possible sur ABC News.
Les États-Unis et l'OTAN pourraient tout à fait conduire une telle attaque sans utiliser d'armes nucléaires. Compte tenu de ce que nous avons vu jusqu'à présent dans la guerre, il semble que les renseignements américains connaissent avec une bonne précision la localisation de chaque unité russe en Ukraine, l'endroit où elle se rend, ce que disent ses officiers – en bref, ce pilonnage total pourrait probablement être exécuté, principalement avec des frappes d'artillerie et aériennes, assez rapidement.
L'implication est conséquente: non seulement une attaque conventionnelle (c'est-à-dire non nucléaire) massive par l'OTAN et les États-Unis pourrait neutraliser totalement la machine de guerre russe en Ukraine, mais la perspective d'une telle attaque pourrait dissuader Poutine de faire quoi que ce soit qui la déclencherait.
En d'autres termes, la menace de l'escalade non nucléaire de l'OTAN pourrait dissuader la Russie d'utiliser des armes nucléaires. Ou, pour le dire plus succinctement, au moins en ce qui concerne cette guerre-là, les États-Unis et l'OTAN n'ont pas besoin d'armes nucléaires pour dissuader la Russie d'utiliser ses armes nucléaires.
La guerre en Ukraine confirme une autre leçon tirée du jeu de simulation du NSC d'Obama: que les armes nucléaires ont peu d'utilité, voire aucune, sur le champ de bataille. À la fois dans le jeu et dans la vie réelle, des armes atomiques américaines n'auraient aucune cible appropriée, pourraient ne pas mettre un terme à la guerre (elles pourraient même, au contraire, l'intensifier) et elles ne sont pas nécessaires – une force militaire conventionnelle peut arriver au même résultat.
Un arsenal nucléaire peut dissuader un ennemi de lancer des armes nucléaires ou simplement d'intervenir dans une guerre. L'arsenal de Poutine est, après tout, la seule raison pour laquelle l'OTAN n'a pas envoyé ses propres troupes en Ukraine. Mais une fois le seuil nucléaire franchi, tout devient possible. Ce qui se passe après le premier «échange nucléaire» – quel camp a l'avantage, qui va gagner, qui va perdre ou le sens même de ces mots –, personne ne le sait.
Malgré les volumes et les essais plus complexes les uns que les autres écrits pendant des décennies sur la guerre et la gestion de l'escalade nucléaires, tout n'est que brouillard impénétrable. Ce manque de clarté rend difficile, peut-être même totalement impossible, la planification d'une stratégie militaire rationnelle autour des armes nucléaires.
Bien entendu, que moi je dise cela ou que de hauts fonctionnaires américains en soient convaincus est une chose (si c'est le cas, bien entendu). C'en est une autre que Poutine le croie, lui – et ces jours-ci, on ne sait pas trop ce qu'il est susceptible de penser. Personne n'a été assez fou pour lancer une bombe atomique depuis 1945. La question, c'est: jusqu'où peut aller la folie de Poutine?
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original