Le 6 octobre 2023, il était encore possible de réserver une «visite de la réalité frontalière de Gaza». Comprenez: sentir et tutoyer le blocus, la violence, l’isolement et la misère de cette région à peine plus étendue que le lac de Neuchâtel. De près mais pas trop. Comme on envisage un safari. Le principe? Dans des caddies de golf barricadés, les touristes sont véhiculés depuis Jérusalem par petites grappes de curieux, «maximum 34 personnes», sous l'impulsion didactique d'un guide pour qui l'anglais n'a pas de secret.
Durée du voyage? Douze heures.
Les activités, nombreuses, vont de la découverte d'un «village palestinien détruit par la guerre de 1948», à «une discussion exclusive, par vidéo ou par téléphone, avec un résident de Gaza». Il est également possible de «découvrir un point de passage frontalier à Gaza» ou de participer à «un projet artistique spécial sur le mur de la frontière». Comme souvent, comme ailleurs, c'est le prix qui débloque de nouveaux niveaux d'activités.
Les participants peuvent compter sur des véhicules «tout confort et climatisés», «aucune condition physique particulière n'est requise» et toute personne âgée entre «0 et 99 ans» est la bienvenue. En réalité, seul le repas de midi est à la charge de l'aventurier d'un jour, estimé à 55 ILS (environ 12 balles). Les tarifs du circuit démarrent à 109 francs. Pour les raisons que l'on connaît, depuis le 7 octobre à l'aube, «ce produit est indisponible à la réservation».
Le prestataire de cette «expérience géopolitique» s'appelle Abraham Tours, une entreprise basée à Jérusalem, qui compte notamment sur internet pour drainer le chaland. Les informations déroulées plus haut sont d'ailleurs tirées de la plateforme TripAdvisor, où la visite guidée est recommandée par «90% des voyageurs». Pour ne citer que cette touriste Allemande, Sophie99999999999999, «en solo» et née dans les années nonante, a «enfin pu rendre réelle la bande de Gaza grâce à cette excursion».
Bien sûr, en longeant cette prison politico-religieuse dans une voiturette, Sophie99999999999999 n'a pas vraiment «rendu Gaza réelle». Mais, comme elle, on est nombreux à vouloir comprendre comment la vie s’organise dans cette enclave coupée du monde.
Voir pour y croire, entre curiosité morbide et réel intérêt, ce n’est pas nouveau. Interrogé en 2022 par Le Temps, Rémy Knafou évoquait un boum post-Covid de la «commercialisation des visites d’endroits dangereux». Ce géographe et penseur du tourisme citait par exemple le Brésil, où «certaines favelas sont entrées sur le marché avec l’accord des gangs».
Pourquoi parle-t-on de cela? Parce que les questions bêtes ne le sont pas longtemps et que, contrairement à ce que les murs Facebook peuvent parfois laisser croire, tout le monde n'est pas calé en géopolitique. Pour apprivoiser un terrible événement, il faut parfois partir de ce que l'on connaît.
Souvenez-vous, au début de l'agression de l'Ukraine par Vladimir Poutine, les chaînes d'info en continu et les réseaux sociaux avaient froissé quelques sensibilités en justifiant l’émotion occidentale, face au sort des réfugiés ukrainiens, par la similitude de nos automobiles respectives.
Car l’humain lambda ne cherche pas nécessairement des similitudes, mais des points de comparaison, quelque chose qui puisse l’aiguiller, aussi maladroit que ça puisse paraître: «On vivait comment à Gaza, avant le 7 octobre 2023?», lit-on, entend-on ces derniers jours. Jusqu’à l’humour noir, qui se montre toujours très ponctuel lorsqu'il s’agit d’essayer d’appréhender l’horreur, le sang et la mort:
Ce n'est pas autrement que l'on est tombé sur ce circuit touristique proposé par Abraham Tours. En outre, les algorithmes de TripAdvisor, qui ne s'embarrassent pas de faire de la politique, ont effectivement réalisé le classement des meilleures tables du coin.
Après la terrible boucherie perpétrée par le Hamas, la réponse de l'armée israélienne ne s'est pas faite prier. Chez la plupart d’entre nous, pour qui un mort est un mort de trop, la confusion règne. Aujourd'hui, après les centaines de cadavres israélien, on dit la bande de Gaza en ruine, isolée, privée d'eau et d'électricité, sans accès aux soins, alors que Benyamin Netanhyaou affirme vouloir «écraser» et «détruire» le mouvement islamiste palestinien «jusqu'au dernier homme».
Jeudi soir, on dénombrait plus de 1200 décès dans le territoire, dont au moins 326 enfants. Sans compter les quelque 400 000 personnes délogées, à la recherche d'un abri de fortune qui n'existe pour ainsi dire plus dans ce misérable lopin de terre.
Les organisations humanitaires, endurantes mais paniquées, parlent d'une région «tombée en enfer».
De Suisse, il est difficile de se figurer ce minuscule territoire, littéralement fermé à double tour, étouffant entre les kilomètres de murs de béton et de barbelés, qui ne fait l'actualité que par ses armes et ses morts, embourbé dans des violences sans fin. À la limite, Gaza pourrait être le théâtre idéal d’une fiction dystopique. Difficile aussi d'imaginer le quotidien ordinaire d'une contrée qui a perdu de vue toute idée d'insouciance.
Gaza, entre deux bombardements et dans l'imaginaire collectif, reste une interminable collection d'images de désolation, d'immeubles pilonnés, d'armes en bandoulière et de larmes sur les joues. Un coin du monde où les fêtes d'anniversaire s'organisent sur des cendres.
Gaza City n'est pourtant qu'à 70 petits kilomètres de Tel Aviv la trendy, la cité «qui ne dort jamais», prisée par la jeunesse branchée du monde entier et la ville «paisible où il fait bon vivre, loin des conflits qui font la une de l'actualité», nous dit Google, un peu aléatoirement et sans la moindre empathie.
Actuellement, 2,3 millions de Palestiniens (dont plus de la moitié de réfugiés) sont concassés dans «la cage», «la prison à ciel ouvert», ce filet d’angoisse d'à peine 365 km2. Pour se faire grossièrement une idée, il faut imaginer la totalité des habitants de Paris ou de la Slovénie qui se partageraient le petit canton de Schaffhouse. C'est l'un des territoires les plus densément peuplés au monde.
Marie Durrieu était à Gaza peu avant l'agression du Hamas. Selon cette doctorante en science politique et relations internationales de l'Université Clermont Auvergne, «depuis longtemps, plus personne ne parle de paix, mais plutôt de fin de l’occupation et les jeunes parlent de résistance, par tous les moyens». Pour The Conversation, elle rappelait que «la plupart des habitants vivent avec rien» et que «le taux de chômage culmine à 75% chez les moins de 29 ans».
Les moins de 35 ans, ultra-majoritaires, sont quotidiennement harcelés par des dirigeants du Hamas soucieux de gonfler les rangs de combattants. De manière générale, 70% de la population dépend durablement de l’aide humanitaire et, pour beaucoup, la journée se déroule avec à peine plus d'un dollars en poche. Et ceux qui travaillent sont pour la plupart des collaborateurs du service public. Physiquement prisonniers et emprisonnés dans la pauvreté.
Seuls de rares Palestiniens, armés de permis spéciaux, sont autorisés à quitter leur cellule géographique longiligne. Parfois pour raisons médicales. La plupart du temps pour garnir une main-d'œuvre israélienne à bas prix.
Fuir? Un fantasme. Avant l'offensive du Hamas, deux passages terrestres étaient ouverts. Il n'y en a désormais qu'un seul, à Rafah en direction de l'Egypte. Le poste, seule ouverture vers le monde pour les Gazaouis depuis 2018, vient d'être bombardé trois fois par l’aviation israélienne, en l'espace de quelques heures. L'aéroport? Détruit peu après son inauguration, en 2021, puis en 2022.
Selon l'écrivaine, le blocus de la bande de Gaza a réduit les ambitions des habitants au pain, à l’eau et à l’électricité. Lentement, inexorablement. Le temps n'a d'ailleurs aucune valeur et les objectifs sont enterrés non loin des corps. Danser, taper dans un ballon, composer de la musique, dessiner sur les murs, cuisiner, rien n'est anodin, tout se transforme en acte de résistance. Pour la dernière génération de Palestiniens, il devient même difficile d'imaginer l'existence d'un ailleurs qui s'endort et se réveille «autrement».
En listant les restaurants d'un territoire occupé, TripAdvisor n'est en réalité pas totalement à côté de la plaque. Entre poisson à profusion et passion pour le piment fort, les établissements familiaux nourrissaient toujours une certaine clientèle locale, surtout pour maintenir le lien social, avec la nostalgie des visiteurs étrangers en travers de la gorge.
Jadis, gastronomes et critiques gavaient les tables de Gaza. En 2021, comme un coup de comm' pour un lendemain meilleur, l'agence Reuters s'était éprise du rêve (devenu réalité) d'une Palestinienne, qui inaugurait sa sandwicherie baptisée Sabaia VIP. Pour Amena Al-Hayek, il s'agissait de proposer pour et par les femmes, «un endroit sécurisé et sain».
En 2020, l’écrivaine palestinienne Nesma Jabe avait une formule pour décrire le quotidien d'un Gazaoui:
Depuis le 7 octobre 2023, qu'importe que la «visite guidée de la réalité frontalière de Gaza» ne soit plus disponible. Car cette «réalité» changera toutes les heures. Et, désormais, «la prison à ciel ouvert» se démène pour ne pas devenir un tombeau à ciel ouvert.