Les troupes frontalières ukrainiennes ne sont pas seulement confrontées à des ennemis venus de l'extérieur. Leurs yeux sont tournés vers leur propre pays. C'est de là que des compatriotes tentent de fuir le service militaire. Ils sont nombreux, comme l'a révélé une enquête de la BBC.
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Selon cette enquête, 20 000 Ukrainiens auraient déjà fui et 21 000 autres auraient tenté de le faire, mais se seraient fait prendre. Beaucoup auraient franchi les frontières du sud. La Roumanie et la Moldavie semblent être particulièrement prisées par les fugitifs qui partent de leur propre chef ou paient des passeurs. Des reporters de la BBC ont accompagné des gardes-frontières en Ukraine et en Moldavie. Vladislav, un jeune garde-frontière de 22 ans, explique qu'il y a des tentatives constantes de passer en Roumanie.
Selon la loi martiale ukrainienne, il est interdit aux hommes de moins de 60 ans de quitter le pays s'ils ne sont pas exemptés du service militaire. Ceux qui se font prendre risquent jusqu'à huit ans de prison. Le garde-frontière interrogé affirme que dans son secteur, rien que depuis le début de la guerre, 4000 hommes ont été arrêtés alors qu'ils voulaient passer en Roumanie. Mais à d'autres endroits, les chiffres seraient encore plus élevés.
Pour la BBC, un garde-frontière moldave témoigne des allers et retours des fugitifs. Ce dernier vient d'ailleurs d'arrêter deux Ukrainiens.
Et ce ne sont que ceux que l'on peut suivre sur les 1200 kilomètres de frontières. Environ 11 000 personnes ont déjà fui vers la Moldavie. Et ce n'est pas sans danger: un agent frontalier rapporte aux journalistes britanniques qu'en cas de pluie, la rivière Tisza peut gonfler, parfois en l'espace d'une heure. Beaucoup de ceux qui ont été attrapés avant de traverser auraient remercié les fonctionnaires par la suite. Au total, 19 morts ont déjà été retrouvés.
Ceux qui fuient ne le font pas uniquement par peur d'être envoyés au front. Evgueni, 37 ans, raconte aux journalistes que sa famille est déjà en Angleterre et que lui aussi est en route. Il peut à peine survivre en Ukraine, les prix sont élevés et il n'y a pratiquement pas de travail.
Beaucoup se mettent en route de nuit vers la frontière, mais peuvent être repérés grâce à des appareils de vision nocturne et des caméras thermiques. Afin d'avoir malgré tout un chemin sûr, ils se sont rendus dans des zones forestières. Dans les groupes Telegram, les gens échangent leurs expériences et donnent des conseils pour fuir. Mais cela n'est pas gratuit, ils auraient payé jusqu'à 3000 dollars américains, rapportent des témoins à la BBC.
Ceux qui ne veulent pas se rendre à l'une des frontières par un chemin difficile peuvent aussi éviter le service militaire d'une autre manière: avec de l'argent. Selon les investigations de la BBC, des pots-de-vin permettraient d'obtenir un document d'exemption du service militaire. La corruption est encore très répandue en Ukraine et c'est l'un des points qui a été régulièrement abordé lors des discussions sur l'adhésion à l'UE.
Le gouvernement ukrainien semble vouloir faire le ménage au moins dans les postes militaires. Fin octobre, le State Bureau of Investigations (SBI) a annoncé que les autorités enquêtaient sur 260 procédures pénales pour des «violations» présumées dans des bureaux de recrutement militaires. Le président Volodymyr Zelensky a limogé, en août dernier, les responsables des centres de recrutement régionaux après des accusations d'abus et de corruption.
Selon le SBI, 21 accusations contre 35 personnes ont été transmises au tribunal et 58 autres ont été identifiés comme suspects. Le bureau a également déclaré avoir documenté des pots-de-vin présumés d'une valeur d'environ 110 000 dollars et que les tribunaux avaient saisis des biens d'une valeur d'environ 88 000 dollars. Au total, 7000 hommes auraient été arrêtés pour faux documents.
Le porte-parole du service national des frontières, Andriy Demchenko, a déclaré au média RBC-Ukraine qu'il ne pouvait pas juger de l'exactitude des recherches de la BBC, car il n'avait pas accès aux statistiques établies par les pays voisins. Il a précisé que l'Ukraine mettait en œuvre des mesures globales pour empêcher les franchissements illégaux de la frontière, mais a reconnu que les tentatives avaient considérablement augmenté pendant la période de la loi martiale.
Selon le service des frontières, près de 300 groupes criminels et individus spécialisés dans le transport illégal de personnes à travers la frontière ont été découverts au cours de cette période.
Ceux qui ne veulent pas quitter le pays et qui n'obtiennent pas d'exception ont encore une autre possibilité: les gens aptes à la guerre peuvent, en effet, choisir dans une certaine mesure le service qu'ils vont accomplir. Via la plate-forme Lobby X, ils peuvent postuler auprès des brigades qui correspondent à leurs capacités.
Selon un rapport du magazine Politico, le gouvernement ukrainien souhaite ainsi inciter surtout les volontaires à se porter candidats au service. Mais cela ne semble pas non plus couler de source. Oleksandr Antonow, membre de l'unité sanitaire de la 112e brigade, a ainsi témoigné qu'il avait certes reçu une confirmation, mais que les recruteurs voulaient d'abord l'affecter ailleurs.
Selon l'enquête de Politico, la tendance à postuler directement à un emploi ou à un régiment a également été accélérée par la révélation des scandales de corruption dans les centres de recrutement officiels. Mais tous les officiers ne sont pas enthousiasmés par l'offre que le ministre de la Défense Roustem Oumierov a prolongée il y a une semaine jusqu'en 2028. Les soldats ukrainiens expérimentés estiment toutefois que dans une guerre d'une telle ampleur, laisser une telle liberté de décision est un luxe.
«L'incertitude quant à ce qui attend une personne en cas de mobilisation est un obstacle majeur. Lorsqu'il s'agit du service militaire, la plupart des gens ne veulent pas jouer à la loterie, mais prendre leurs propres décisions», a déclaré Olha Bandrivska de Lobby X. «Il y a beaucoup d'incertitudes quant à l'avenir de l'armée. Reste à savoir si cela permettra à l'avenir de faire baisser le nombre de personnes qui quittent le pays.»
Traduit et adapté par Noëline Flippe