Depuis les tout premiers jours de la guerre, l'Ukraine a demandé une seule chose à l'Occident: des armes, toujours plus modernes, toujours plus puissantes, grâce auxquelles elle comptait stopper l'agression russe. Plus de vingt mois plus tard, les combats continuent de faire rage, les fronts se sont figés depuis longtemps, et une nouvelle menace plane sur les troupes de Kiev: la pénurie d'hommes.
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L'Ukraine a toujours gardé secret le nombre de ses pertes, mais elles sont très élevées. Plus de 120 000 soldats auraient été tués ou blessés, selon des estimations occidentales formulées en avril, soit avant le début de la contre-offensive. Le bilan actuel risque donc d'être beaucoup plus élevé.
A cela s'ajoute le problème que beaucoup de soldats se battent en première ligne depuis plusieurs mois, sans interruption. «La plupart d'entre eux souffrent d'un niveau de fatigue et d'épuisement psycho-émotionnel critique», déploraient fin octobre des députés ukrainiens. «Cela affecte les capacités de combat individuel».
«Il s'agit d'une situation de tension permanente, pendant laquelle on ne peut jamais se reposer, car on ne sait pas ce qu'il peut arriver», commente Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse. Et d'ajouter:
Le spécialiste avance l'exemple suivant: «Pendant la bataille de Verdun, les soldats restaient en première ligne six à sept jours. Ils étaient ensuite transférés à l'arrière et remplacés par de nouveaux combattants». De plus, poursuit-il, «ces unités subissent généralement beaucoup de pertes, qui doivent être remplacées. A partir d'un certain seuil, l'unité n'est tout simplement plus opérationnelle».
Pour «s'engager pleinement dans la lutte», ces soldats auraient «besoin de repos et de suffisamment de temps pour reconstituer leurs ressources», avancent les députés ukrainiens, qui veulent améliorer la rotation des hommes au front. Ces derniers devraient donc être substitués. Sauf que cela est tout sauf facile.
Le problème n'a pas échappé aux autorités. Dans une analyse étonnamment transparente publiée dans The Economist, le chef de l'armée ukrainienne, Valeri Zaloujny, reconnaît ces difficultés:
Le général affirme également que la guerre prend de plus en plus la forme d'un conflit de position. Une situation qui, d'après lui, profite à l'agresseur: «Par rapport à l'Ukraine, la Fédération de Russie dispose de près de trois fois plus de ressources humaines mobilisables.»
Autrement dit, Kiev risque à l'avenir de se trouver à court de combattants. «L'Ukraine a usé son bassin de population la plus apte à la guerre, à savoir les hommes entre 18 et 30 ans. Il s'agit des personnes ayant le plus de force, et qui peuvent être formées le plus rapidement», analyse Julien Grand. «Elle doit maintenant puiser dans une population plus âgée».
C'est en partie déjà le cas. La guerre a tellement érodé les rangs des forces armées ukrainiennes que les bureaux de recrutement ont été contraints de faire appel à du personnel de plus en plus âgé, rapporte le Time. L'âge moyen de l'armée de Kiev se situerait aujourd'hui à environ 43 ans. «Ce sont des hommes adultes maintenant, et ils ne sont pas en très bonne santé», confiait au magazine américain un conseiller de Volodymyr Zelensky.
Face à ces difficultés, Valeri Zaloujny appelle à élargir les réserves de l'armée. Il affirme que le commandement «s'efforce constamment» de le faire, mais doit se heurter à un problème majeur:
Les autorités essayent également de réagir. En août, le parlement ukrainien a adopté une loi réduisant le nombre de raisons médicales d'incapacité de service. Une autre proposition veut augmenter la pression sur les hommes en âge de servir qui ont fui à l'étranger, en prévoyant des amendes mensuelles à leur encontre.
Ce lundi, le ministère de la Défense a annoncé une importante réforme de l'armée. Le plan, qui devrait être mis en place au cours des cinq prochaines années, prévoit le passage de l'actuel système de conscription à un système de recrutement. La conscription obligatoire devrait céder la place à un modèle fonctionnant sur base volontaire, comme c'est le cas aux Etats-Unis.
Pour Julien Grand, il s'agit d'un indice de plus indiquant que «le bassin de la conscription est en train de s'épuiser». «Passer à un système de volontariat, avec des contrats à la clé, permet d'élargir de facto la population concernée, mais sans devoir franchir le pas politique consistant à généraliser la conscription, une mesure extrêmement impopulaire», affirme-t-il.
Dans tous les cas, les mesures officielles sont ralenties par la corruption qui gangrène l'appareil étatique ukrainien. En août dernier, les autorités ont découvert un système de corruption qui permettait à des citoyens d'échapper à la conscription. Selon les enquêteurs, en échange de pots-de-vin, «des fonctionnaires ont aidé des citoyens à obtenir des certificats d'invalidité ou à être reconnus temporairement inaptes au service. Cela leur permettait de retarder ou d'éviter le service militaire.» Plus de 200 centres seraient impliqués.
Quelques semaines auparavant, Zelensky avait limogé la totalité des responsables régionaux chargés du recrutement militaire, suite à une série de scandales de corruption qui avaient éclaté dans le pays. Le problème ne semble pas près d'être résolu.
Dans l'immédiat, la suite s'annonce compliquée. L'Ukraine a affirmé à plusieurs reprises vouloir continuer ses opérations offensives pendant l'hiver. Or, commente Julien Grand, cela demande beaucoup d'hommes.
La conclusion du général en chef de l'armée ukrainienne est tout aussi pessimiste: A la lumière des difficultés évoquées plus haut, «l'Ukraine n'est pas en mesure d'obtenir une supériorité sur l'ennemi en augmentant le nombre de ses réserves».
«On peut livrer tous les chars et les avions que l'on veut», conclut Julien Grand. «S'il n'y a pas la masse humaine, cela ne sert à rien. Et pour l'Ukraine, ce facteur humain va devenir de plus en plus important.»