Alors que le T-34, symbole par excellence de la puissance militaire soviétique, remonte l’élégante nouvelle rue Arbat à Moscou, le petit Iaroslav, cinq ans, s’écrie «Hourra!». Sa mère, Larissa, agite un drapeau soviétique qu’elle a apporté avec elle, tandis que son père, Daler, salue les véhicules blindés. Il déclare:
Enfant, il avait fui les combats au Tadjikistan pour se réfugier à Moscou. Il renchérit:
La Russie affiche en ce jour une confiance affirmée, exposant de nouveaux obusiers ainsi que le T-90M, son char le plus moderne actuellement engagé en Ukraine. Un camion transportant un missile balistique Iskander passe en grondant, faisant trembler le sol. Le conducteur klaxonne. Le garçon de cinq ans, que son père a hissé sur la rambarde d’un café pour mieux voir, demande:
Comme des centaines d’autres curieux, la famille a assisté vendredi matin, sous le soleil, au défilé de véhicules militaires. «La victoire sera nôtre», proclame une bannière numérique. Certains brandissent des drapeaux à l’effigie de Vladimir Poutine, beaucoup portent des casquettes militaires, et presque tous arborent au revers de leur veste le ruban de Saint-Georges noir et orange. Autrefois une décoration militaire, il est aujourd’hui devenu le symbole majeur du 9 mai, jour de la victoire sur l’Allemagne nazie.
Sur des camions défilent des drones rutilants. «Regarde bien», dit un père à son enfant, «vous en construirez bientôt à l’école». Le bruit des moteurs gronde sur l’asphalte, la foule applaudit, les plus petits pleurent. «Ferme-la», hurle une mère à son enfant en pleurs dans la poussette. Elle ajoute:
Pour ce 80e anniversaire, Moscou a mobilisé tous ses moyens, tant en matière de sécurité que d’arsenal militaire. Des policiers patrouillent dans toute la ville, tandis que des agents de la protection civile sont postés le long des barrières métalliques qui quadrillent l'avenue. Par précaution, l’internet mobile a été coupé, et même les cartes bancaires sont inopérantes. Les restaurants situés le long du parcours emprunté par les véhicules militaires ont dû fermer leurs portes. «On ne peut même pas se prendre un café», peste une femme.
Ce vendredi, 11 500 recrues défilent sur la place Rouge, parmi elles plus de 1000 participants à «l’opération spéciale». Des régiments venus de 13 pays – d’Azerbaïdjan et de Biélorussie jusqu’au Myanmar et à l’Égypte – prennent part au défilé. Environ 120 soldats de la garde d’honneur chinoise y participent également. Le président chinois Xi Jinping, assis aux côtés de Poutine, fait traduire les paroles d’un vétéran.
Le président russe Vladimir Poutine se montre quelque peu réservé lors de son discours d’une dizaine de minutes à l’occasion de ce qu’il appelle un «jour sacré». Les diatribes contre l’Occident sont absentes, tout comme les menaces habituelles liées à une quelconque présence du fascisme en Europe occidentale, un argumentaire souvent utilisé par le Kremlin.
Poutine évoque des «sentiments de joie et de tristesse, de fierté et de gratitude, d’admiration pour la génération qui a écrasé le nazisme». Presque en passant, il glisse une référence à son «opération militaire spéciale» en Ukraine. Il faut dire que Moscou n’a jamais caché le parallèle qu’elle trace entre la Seconde Guerre mondiale — appelée «Grande Guerre patriotique» en Russie — et la guerre en Ukraine. «Toute la Russie se tient aux côtés des participants à l’opération militaire spéciale. La vérité et la justice sont de notre côté», dit-il. Les combattants soviétiques sont désignés tous, sans exception, comme des Russes.
Sur la nouvelle rue Arbat, hommes, femmes et enfants applaudissent le passage des missiles. A l'image d'Irina, qui déclare sans sourciller: «Notre âme russe est immense. Notre pays est le plus grandiose, le plus bienveillant, le plus miséricordieux de la Terre. Dieu est avec nous. Nous vaincrons.»
Chaque année, elle assiste au défilé et y emmène de nombreux amis, raconte-t-elle. «Nous devons transmettre la mémoire à nos enfants. Nous, les Russes, nous avons encore de la mémoire, tandis que l’Occident a décidé de tout oublier», affirme cette femme de 46 ans. Elle porte une pancarte en bois sur laquelle figurent les portraits de ses deux grands-pères ainsi que celui du grand-père de son mari. Elle ne les a jamais connus et ils étaient peu loquaces sur leur passage au front.
Pour les Russes, l'héroïsme et la joie de la victoire passent par-dessus la douleur de la guerre. Les enfants d'Irina, justement, ont écrit des lettres aux soldats en Ukraine, et collecté de l’argent pour l’aide humanitaire. «Tout ça, là-bas en Ukraine, ça va durer longtemps. Même Trump, ce showman, ne mettra pas fin à la guerre. Nous, nous les Russes, nous irons jusqu’au bout. Nous les écraserons tous.» Elle sourit, passe son bras sous celui de son fils Nikolaï, 13 ans, et déclare vouloir «fêter ce jour, me réjouir, rire, profiter».
Traduit et adapté par Alexandre Cudré