Non, Vladimir Poutine ne lésine pas sur l'option nucléaire. Chaque fois que l'Occident s'est porté au secours de l'Ukraine qu'il a attaquée avec ses troupes, le chef d'Etat russe a sorti cette carte. Et cela a été assez souvent le cas au cours des quinze mois de guerre d'agression du Kremlin, menée en violation du droit international.
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Qu'il s'agisse de sanctions, de la livraison de chars ou, comme récemment, de la possible livraison de F-16 à Kiev, Poutine a à chaque fois menacé d'utiliser son arsenal nucléaire. L'autocrate ne le dit évidemment pas de manière aussi explicite, mais juste assez pour faire sentir à ses adversaires ce qui est en jeu.
Pourquoi une escalade nucléaire du conflit en Ukraine «n'est pas dans l'intérêt de Poutine», écrivaient déjà l'année dernière l'expert en armes nucléaires Fabian Hoffmann et son collègue américain William Alberque dans le Washington post. Alors que de nouvelles livraisons d'armes à l'Ukraine sont envisagées ou bientôt effectives et que la contre-offensive ukrainienne semble amorcée, la situation a-t-elle changé? Décryptage avec ce même Fabian Hoffmann.
Fabian Hoffmann ne voit que trois options pour le président russe en cas de frappe nucléaire:
Selon Fabian Hoffmann, la première option, la frappe de signal contre des cibles inhabitées, pourrait par exemple avoir lieu au-dessus de la mer Noire et «aurait pour objectif de démontrer la volonté de la Russie de procéder à une escalade nucléaire et de briser la volonté de l'Ukraine de défendre son territoire». L'expert ne pense, toutefois, pas que le gouvernement ukrainien se laisserait impressionner.
D'un autre côté, les conséquences économiques et politiques seraient importantes pour Vladimir Poutine. Ce dernier ressentirait probablement un isolement encore plus grand au sein de la communauté internationale, et risquerait également de voir des alliés importants comme la Chine ou l'Inde se détourner de la Russie. «Exclusion du G20, perte du siège au Conseil de sécurité de l'ONU, nouvelles sanctions économiques, etc. La liste des conséquences potentielles est longue», écrit le chercheur dans un message publié sur Twitter.
En juin 2020, le Kremlin a publié une doctrine nucléaire révisée. Celle-ci indiquait les conditions dans lesquelles l'Etat russe se verrait contraint d'utiliser des armes nucléaires. L'une de ces conditions serait par exemple une «agression contre la Fédération de Russie par l'utilisation d'armes conventionnelles qui mettrait sérieusement en danger l'existence de l'Etat».
Poutine a déjà entrouvert cette porte en liant la question ukrainienne à celle de l'existence de l'Etat russe en tant que tel, résument les chercheurs dans le Washington post. En annexant officiellement les territoires occupés par les Russes en Ukraine et en obligeant la population locale à adopter la nationalité russe, le Kremlin a veillé à étendre la zone de combat sur le plan géostratégique. En fait, la Russie pourrait interpréter toute attaque contre un territoire occupé par la Russie, par exemple dans le Donbass, comme une attaque contre la Fédération de Russie. Mais cela n'a pas été le cas jusqu'à présent.
L'expert militaire Fabian Hoffmann n'est pas étonné. Cependant, une frappe nucléaire tactique lui semble peu probable. Une telle manœuvre pourrait viser des objectifs militaires, avec l'intention «d'anéantir des concentrations de troupes ukrainiennes, soit pour stopper une avancée ennemie, soit pour forcer une percée offensive». Selon l'expert, une telle frappe ne serait pas décisive, car l'Ukraine ne dispose pas de concentrations massives de troupes même sur le front. En d'autres termes, cela reviendrait à tirer sur des moineaux avec un canon. Mais les conséquences politiques et économiques seraient immenses.
Il reste la troisième option, de loin la plus grave: une attaque nucléaire contre des cibles habitées, par exemple une ville comme Kiev. Mais là encore, Fabian Hoffmann et William Alberque ne voient pas comment cela pourrait avoir l'effet souhaité par Poutine, à savoir briser la volonté de la population et amener le gouvernement ukrainien à négocier. La Russie bombarde Kiev et d'autres villes ukrainiennes depuis des mois. Le nombre de victimes est élevé et la population vit dans la peur permanente de la terreur venue des airs.
La capacité de résilience et l'endurance des Ukrainiens sont tout aussi grandes. Il est peu probable qu'une attaque de ce genre y change quelque chose. D'autant plus que dans ce cas, Poutine risquerait d'amorcer une intervention de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan).
L'année dernière déjà, le président américain Joe Biden avait souligné que son adversaire au Kremlin devrait réfléchir à deux fois avant de jouer la carte du nucléaire.
Biden a souligné que la réponse des Etats-Unis et de leurs alliés de l'Otan serait de la même ampleur.
L'ancien général américain David Petraeus s'est montré encore plus direct dans une interview accordée au journal britannique Guardian. Il a souligné que dans le cadre d'une opération commune de l'Otan, tout serait mis en œuvre pour «détruire toute unité russe que nous pourrions identifier sur les champs de bataille en Ukraine et en Crimée, ainsi que tout navire russe en mer Noire».
Selon les estimations des experts, la Russie dispose d'un arsenal considérable d'armes modernes à courte portée dotées d'ogives nucléaires. Chacune d'entre elles est capable de provoquer une explosion d'une violence pouvant atteindre dix kilotonnes de TNT. La bombe atomique que les Américains ont larguée sur la ville japonaise de Nagasaki pendant la Seconde Guerre mondiale avait une puissance de quinze kilotonnes: 140 000 personnes sont mortes dans les six mois qui ont suivi l'attaque.
Les thèses de Fabian Hoffmann sont approuvées par la communauté scientifique. L'expert militaire Carlo Masala a validé «intégralement» la contribution de son collègue d'Oslo. L'experte américaine Katherine Lawlor, du groupe de réflexion Institute for the study of war (ISW), déclare que:
Katherine Lawlor a suivi de près l'invasion russe depuis le début et a analysé la stratégie de Poutine. Elle en arrive à la conclusion suivante: «Poutine se délecte à faire croire aux gouvernements occidentaux [qu'il utilisera les armes nucléaires]. On peut le qualifier de beaucoup de choses, mais en tout cas pas de suicidaire.»
L'un de ceux qui connaissent Poutine depuis des décennies et l'a rencontré à plusieurs reprises est Henry Kissinger. L'ancien ministre américain des Affaires étrangères a récemment souligné dans un entretien avec le journal Die Zeit qu'il ne s'attendait pas non plus à ce que Poutine laisse le conflit s'envenimer sur le plan nucléaire. «Il serait extrêmement dangereux pour la Russie d'utiliser des armes nucléaires. Car l'Occident ne peut pas permettre que les armes nucléaires deviennent un facteur décisif dans une guerre.»
Selon Henry Kissinger, il n'y a qu'une seule possibilité qui pourrait éventuellement pousser Poutine à faire ce pas.
A partir de quand le dictateur septuagénaire estime-t-il que cette identité est en danger? Personne ne saurait le dire à sa place. Mais comment l'Occident peut-il tenir tête au chef du Kremlin? Tout simplement en se montrant convaincant. «La dissuasion nucléaire repose sur deux facteurs: ses propres capacités et sa crédibilité», estiment Fabian Hoffmann et William Alberque. Ainsi, les arsenaux nucléaires des alliés occidentaux doivent être opérationnels, tout comme leurs armées.
C'est précisément ce à quoi s'est employée la coalition des alliés de l'Ukraine ces derniers mois. «Sans crédibilité, pas de dissuasion», concluent les auteurs.