International
guerre

Comment Poutine s'est emparé de Tchernobyl

Chernobyl
Tchernobyl en ligne de mire: le 24 février 2022, les troupes russes se sont emparées du site en l'espace de quelques heures. montage: keystone/watson

Des espions et beaucoup d'argent: comment Poutine s'est emparé de Tchernobyl

Définie comme un objectif stratégique par la Russie, la centrale nucléaire de Tchernobyl est tombée dès les premières heures de l'invasion. L'une des rares réussites de la guerre éclair voulue par Poutine et le résultat d'un plan élaboré de longue date par le Kremlin. Récit.
06.08.2022, 12:4108.08.2022, 07:26
Plus de «International»

Le 24 février 2022, la Russie envahit l'Ukraine. Peu de temps après, les premiers véhicules blindés de l'armée russe arrivent au cœur de Tchernobyl et tombent sur une unité ukrainienne chargée de défendre la tristement célèbre centrale nucléaire.

En l'espace de deux heures, les 169 membres de la garde nationale ukrainienne déposent leurs armes, sans combat.

Résultat: la Russie s'empare de Tchernobyl, un entrepôt contenant des tonnes de matériel nucléaire et représentant une étape importante dans son avancée avec Kiev.

«En plus de l'ennemi extérieur, nous avons malheureusement aussi un ennemi intérieur, et cet ennemi n'est pas moins dangereux...»
Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense de l'Ukraine

Mais comment cela a-t-il pu arriver si vite?

L'enquête

Bien avant que la Russie n'envahisse l'Ukraine, le Kremlin avait mis en place un réseau d'agents secrets pour lui préparer le terrain. Une enquête de l'agence de presse Reuters montre désormais que l'infiltration était bien plus profonde qu'on ne le savait jusqu'à présent.

La chute de Tchernobyl, théâtre de la pire catastrophe nucléaire au monde, se distingue comme une anomalie dans cette guerre vieille de cinq mois: une opération éclair réussie dans un conflit marqué partout ailleurs par une avancée brutale, mais hésitante des troupes russes faisant face à une résistance acharnée de l'Ukraine.

L'enquête de Reuters a révélé que le succès de la Russie à Tchernobyl n'était pas le fruit du hasard, mais faisait bel et bien partie d'une opération de longue haleine menée par le Kremlin pour infiltrer l'Etat ukrainien avec des agents secrets.

En interviewant des dizaines de fonctionnaires en Russie et en Ukraine et en examinant des documents judiciaires ukrainiens, les journalistes ont découvert que cette infiltration était bien plus profonde que ce que l'on croyait publiquement jusqu'à présent. Parmi les fonctionnaires interviewés figurent des personnes en Russie qui ont été informées des plans d'invasion de Moscou et des enquêteurs ukrainiens chargés de poursuivre les espions.

Une armée d'agents

«Outre l'ennemi extérieur, nous avons malheureusement un ennemi intérieur, et cet ennemi n'est pas moins dangereux», a déclaré le secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense de l'Ukraine, Oleksiy Danilov, lors d'un interview. Au moment de l'invasion, a déclaré Danilov, la Russie avait des agents dans les secteurs de la défense, de la sécurité et de la poursuite ukrainiens.

Russian President Vladimir Putin chairs a Security Council meeting via videoconference in the Kremlin in Moscow, Russia, Thursday, July 28, 2022. (Pavel Byrkin, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP)
Le président russe Vladimir Poutine et ses conseillers ont mal évalué la situation.image: keystone

Cinq personnes au courant des préparatifs du Kremlin ont déclaré que les conseillers du président Vladimir Poutine pensaient qu'avec le soutien de ces agents, la Russie n'aurait besoin que d'une petite force armée et de quelques jours pour forcer le gouvernement du président ukrainien Volodymyr Zelensky à démissionner, à fuir ou à se rendre.

L'échec du plan

La centrale nucléaire de Tchernobyl se trouve à seulement 10 kilomètres de la frontière avec la Biélorussie, dans une forêt dense et fortement contaminée. Les généraux russes considéraient le contrôle de Tchernobyl comme stratégiquement important, car le site se trouve sur le chemin le plus court pour leur avancée vers Kiev, soulignent les analystes militaires occidentaux.

Une personne ayant une connaissance directe du plan d'invasion a déclaré qu'en novembre 2021, la Russie a commencé à envoyer en Ukraine des agents de renseignements clandestins chargés d'établir des contacts avec des fonctionnaires responsables de la sécurité de la centrale de Tchernobyl et de les corrompre. L'objectif de ces agents était de s'assurer qu'il n'y aurait pas de résistance armée une fois les troupes russes déployées.

Pour les soldats russes, la conquête de Tchernobyl n'était qu'un tremplin vers l'objectif principal: la prise de contrôle du gouvernement national ukrainien à Kiev. Là aussi, le Kremlin s'attendait à ce que des agents infiltrés occupant des postes de pouvoir jouent un rôle décisif.

Yuriy Lutsenko, qui a occupé le poste de procureur général d'Ukraine de 2016 à 2019, a annoncé aux médias qu'au moment où il a quitté ses fonctions, des «centaines» d'employés du ministère de la Défense étaient sous surveillance, avec l'autorisation de son bureau, parce qu'ils étaient soupçonnés d'avoir des liens avec la Russie. Lutsenko a déclaré qu'il pensait qu'il y avait un nombre similaire d'espions présumés dans d'autres ministères.

Oleksiy Danilov, Secretary of National Security and Defense Council, speaks during an interview with the Associated Press in Kyiv, Ukraine, Friday, April 22, 2022. Ukraine���s security chief said Frid ...
Oleksiy Danilov a la triste tâche de débusquer les traîtres dans son propre pays.image: keystone

Mais le plan visant à prendre le pouvoir à Kiev a échoué. Selon plusieurs sources en Russie et en Ukraine, les agents dormants installés par Moscou ont dans bien des cas échoués dans leur mission. Le secrétaire du Conseil de sécurité de l'Ukraine, Oleksiy Danilov, a déclaré que les agents et leurs hommes de main croyaient que l'Ukraine était faible, ce qui est «une grave erreur».

Les personnes sur lesquelles le Kremlin comptait pour être ses intermédiaires en Ukraine ont surestimé leur influence au cours des années précédant l'invasion, ont déclaré quatre des sources qui étaient au courant des plans de Poutine.

«Le Kremlin s'appuie sur des clowns – ils en savent un peu, mais ils disent toujours ce que les dirigeants veulent entendre, sans quoi ils ne sont pas payés»
Un confident des dirigeants pro-Poutine

Le chef de la sécurité

Le rôle de l'ancien chef de la sécurité de Tchernobyl, Valentin Viter, est particulièrement explosif, comme le révèlent des documents judiciaires et des témoignages.

Viter a été arrêté dans l'ouest de l'Ukraine où il est actuellement en détention provisoire pour suspicion d'absence à son poste et de haute trahison. Son avocat a déclaré que les accusations n'étaient pas fondées.

Dans une déclaration aux enquêteurs, Viter a dit qu'il avait parlé au téléphone avec le commandant de l'unité de la Garde nationale le jour de l'invasion. Viter aurait conseillé au commandant de ne pas mettre son unité en danger et lui aurait dit:

«Epargne tes hommes»

Le bureau d'enquête de l'Etat ukrainien mène à présent une investigation pour déterminer si la Garde nationale a agi illégalement en remettant ses armes à un ennemi, confirme un fonctionnaire local. La Garde nationale a défendu les actions de son unité sur le site et a souligné les risques d'un conflit sur un site nucléaire.

Les Russes avaient estimé que la centrale de Tchernobyl avait une importance stratégique.
Les Russes avaient estimé que la centrale de Tchernobyl avait une importance stratégique.image: getty

Une source ayant une connaissance directe des plans d'invasion du Kremlin a informé les journalistes que des agents russes avaient été envoyés à Tchernobyl l'année dernière afin de corrompre des fonctionnaires et de préparer le terrain pour une prise de contrôle sans violence. Cette affirmation n'a pas pu être vérifiée de manière indépendante.

Une arrestation et deux émeraudes

L'ampleur de l'infiltration de Tchernobyl par la Russie a attiré l'attention des autorités ukrainiennes sur le Service de sécurité ukrainien (SBU), l'agence pour laquelle travaillait Viter. Les procureurs militaires chargés de l'affaire de Viter s'intéressent en particulier à ses liens avec un ancien fonctionnaire ukrainien du nom d'Andriy Naumov.

Cet ancien haut fonctionnaire des services secrets fait également l'objet d'une investigation pour suspicion de trahison, comme l'explique le bureau d'enquête de l'Etat ukrainien. Il est accusé d'avoir transmis des secrets de sécurité de Tchernobyl à un Etat étranger. L'avocat de Naumov a refusé de commenter.

Naumov, qui était auparavant un fonctionnaire du ministère public ukrainien, a été nommé en 2018 à la tête de Cotiz, une entreprise publique chargée de la gestion immobilière de la zone tampon radioactive autour de Tchernobyl. Une grande partie du rôle de Cotiz consistait à promouvoir le «tourisme extrême» dans la zone de confinement, mais l'entreprise jouait également un rôle dans la sécurité du site, selon son site web.

Après avoir travaillé à Tchernobyl, Naumov a été nommé chef du département de la sécurité intérieure du SBU, un département qui enquête sur d'autres fonctionnaires soupçonnés d'activités criminelles. L'année dernière, l'agence a déclaré avoir déjoué une tentative d'assassinat de Naumov par d'autres officiers du SBU. Selon le média ukrainien Ukrainska Pravda et une source des forces de l'ordre, Naumov a ensuite été renvoyé de son poste de chef de département.

Naumov a disparu peu avant l'invasion, selon une source pénale. En juin, il est finalement réapparu en Serbie. Dans une déclaration de la police serbe du 8 juin, il est dit que la police et les agents anti-corruption ont arrêté un citoyen ukrainien identifié par les initiales «A.N.». Il avait tenté d'entrer dans le nord de la Macédoine depuis la Serbie. Une fouille de la BMW qu'il utilisait a dévoilé 124 924 dollars et 607 990 euros en liquide ainsi que deux émeraudes, selon le communiqué de police.

Cet individu ainsi que le conducteur anonyme de la BMW, qui a également été arrêté, auraient été soupçonnés de vouloir blanchir de l'argent liquide et des émeraudes, que la police pense provenir d'activités criminelles. Volodimir Tolkach, ambassadeur d'Ukraine en Serbie, a confirmé publiquement que l'homme arrêté était bien Naumov.

Le 31 mars, le président Zelensky a publié un décret retirant à Naumov son grade de général de brigade. Le même jour, le président ukrainien a annoncé dans un discours plein d'émotion que Naumov et un autre général du SBU étaient des «traîtres» qui avaient rompu leur serment de loyauté envers l'Ukraine. Zelensky n'a pas mentionné Tchernobyl. En attendant, Naumov est toujours détenu en Serbie.

L'héritage du KGB

Cela fait des décennies que le réseau d'espionnage de Moscou est lié à Tchernobyl. Après la catastrophe de 1986, lorsqu'un réacteur a explosé et répandu des nuages radioactifs sur toute l'Europe, le KGB soviétique est intervenu. Plus d'un millier d'employés du KGB ont participé aux travaux de nettoyage.

The original document of the first Geneva Convention, for the Amelioration of the Condition of the Wounded in Armies in the Field signed in 1864, is displayed at the International Red Cross and Red Cr ...
La Convention de Genève dans sa version originale: l'article 56 d'un protocole annexe stipule que les centrales nucléaires et autres installations dangereuses ne doivent pas être attaquées.image: KEYSTONE

Le chef du KGB de cette époque-là, Viktor Chebrikov, a ordonné à ses officiers de recruter des agents parmi les employés de l'usine et a ordonné qu'un officier du KGB occupe le poste de chef adjoint de l'usine avec des responsabilités en matière de sécurité, peut-on lire dans une communication interne du KGB datant de 1986.

Les officiers de renseignement qui travaillaient à Tchernobyl sont officiellement devenus partie intégrante de l'appareil de sécurité ukrainien en 1991, mais ils ont continué à recevoir des ordres de Moscou, a déclaré une personne ayant une connaissance directe du plan d'invasion:

«En fait, il s'agissait d'agents du FSB, c'est-à-dire d'agents des services secrets russes»

Le négociateur mort

Un incident flagrant, qui a attisé les tensions à Kiev, concernait la mort de Denis Kireyev, un ancien directeur de banque. Il faisait partie de la délégation ukrainienne qui, à partir du 28 février, a participé à des discussions de courte durée avec des négociateurs russes à la frontière entre l'Ukraine et la Biélorussie. Une photo a montré Kireyev assis à la table des négociations aux côtés de fonctionnaires ukrainiens.

Un conseiller du gouvernement Zelensky a déclaré dans une interview en ligne que des agents du SBU avaient abattu Kireyev alors qu'ils tentaient de l'arrêter en affirmant qu'il était un espion russe.

Cependant, les services de renseignements militaires ukrainiens ont déclaré que Kirieyev était leur employé et leur officier de renseignement. Selon eux, il est mort en héros en effectuant une mission spéciale, dont la nature n'a pas été précisée, pour défendre l'Ukraine. Une source proche de l'armée ukrainienne a déclaré à Reuters que Kirieyev était en fait un espion travaillant pour l'Ukraine. Il avait accès aux plus hauts niveaux de la chaîne de commandement, a dit cette source, et transmettait de précieuses informations sur les plans d'invasion et d'autres affaires à ses supérieurs à Kiev.

La méfiance

L'exemple de Kirieyev montre clairement que l'infiltration des services secrets russes a tout de même eu un certain succès: elle a semé la méfiance en Ukraine et révélé les lacunes du Service de sécurité ukrainien (SBU), fort de près de 30 000 hommes. Le SBU partage une histoire compliquée avec la Russie et est désormais chargé de traquer les traîtres et les collaborateurs des Russes.

Ukrainian President Volodymyr Zelenskyy speaks at a news conference with Lithuanian President Gitanas Nauseda during their meting in Kyiv, Ukraine, Thursday, July 28, 2022. (AP Photo/Efrem Lukatsky)
Volodimir Zelensky à la chasse des traîtresimage: keystone

Ces troubles internes ont partiellement éclaté au grand jour le 17 juillet. Dans une allocution vidéo à la nation, le président Zelensky a suspendu le chef des services secrets Ivan Bakanov, qu'il connaissait depuis des années, en invoquant le grand nombre d'employés des services secrets soupçonnés de trahison. Des sources des forces de l'ordre ukrainiennes ont déclaré que certains employés des services de sécurité leur avaient rapporté lors d'un entretien qu'ils n'avaient pas pu joindre Bakanov pendant plusieurs jours après l'invasion de la Russie, ce qui avait contribué à créer un sentiment de chaos à Kiev.

Zelensky a également déclaré que 651 dossiers de trahison et de collaboration présumées avaient été ouverts contre des personnes impliquées au sein du ministère public. Plus de 60 fonctionnaires des services de renseignement et du ministère public général travailleraient contre l'Ukraine dans les territoires occupés par la Russie, a ajouté Zelensky. Ni les services officiels ukrainiens ni les services russes n'ont souhaité s'exprimer sur cette affaire.

(bal)

Article traduit de l'allemand par Léa Krejci

Raves Reconstruction Ukraine
Video: watson
0 Commentaires
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
Des espions de Poutine voulaient frapper une base américaine en Europe
L'Allemagne est inquiète après l'arrestation de deux espions à la solde de Poutine sur son sol. Ils voulaient s'attaquer à des bases militaires allemandes et américaines. Leur but: frapper les transports d'armes et de troupes à destination de l'Ukraine.

Dans le petit monde de l'espionnage international, la Suisse et l'Allemagne sont considérées comme un terrain de jeu de choix pour les espions russes. En Suisse, c'est la présence d'organisations internationales et une attitude plutôt ouverte de la part de l'Etat qui permettent cette situation, avec la présence de nombreux agents secrets à la solde de Poutine.

L’article