Strasbourg, 1er décembre 1944. La deuxième division blindée du général Leclerc pénètre dans l'enceinte de l'Hôpital civil de la ville, tout juste libérée ce 23 novembre. Le commandant Gabriel Raphel se dirige vers l'Institut d'anatomie de l'Université. Henri Henrypierre, un préparateur en anatomie employé de l'Institut, aurait affirmé au bureau militaire du général Leclerc avoir reçu, en août 1943, des cadavres encore tièdes, les yeux grands ouverts. Selon lui, ces personnes «avaient été gazées.»
Vertige. Dans les caves de l'Institut, Gabriel Raphel découvre une quantité indéfinie de corps et fragment de corps immergés dans l'alcool. Certains portent d'énigmatiques séries de chiffres tatouées sur les avant-bras: 107969, 106569, 42329, 119801...
Les Alliés sont alors engagés dans la campagne d'Alsace qui vise à ramener dans le giron français cette région disputée depuis la guerre franco-allemande de 1870, et annexée par le Reich en 1940. La sinistre découverte de Strasbourg les confronte aux probables crimes commis par les nazis en territoire alsacien.
Emblématique, la situation de l'Alsace est aussi très spécifique au regard du territoire national, puisqu'avec la Moselle, elle constitue l'unique région non pas occupée mais annexée de fait au Troisième Reich en 1940.
Le 22 juin 1940, tandis que la France du maréchal Pétain et l'Allemagne nationale-socialiste signent l'armistice, une croix gammée flotte déjà en haut de la cathédrale de Strasbourg.
Les troupes allemandes ont traversé le Rhin une semaine plus tôt et se sont emparées de la ville pratiquement déserte, les Alsaciens et Mosellans ayant été évacués dès septembre 1939 vers le centre et le sud-ouest de la France, régions moins directement exposées aux risques des combats.
Rapidement, l'Alsace est placée sous administration civile allemande au mépris du droit international et Robert Wagner, fervent nazi, est nommé Gauleiter (gouverneur) du Gau Baden-Elsaß (Gau de Bade-Alsace) pour restaurer «l'essence allemande» de la région, à travers une politique de défrancisation et de germanisation forcée.
À Strasbourg comme ailleurs en Alsace, les traces de la culture française sont traquées: des statues sont déboulonnées, des associations dissoutes, la presse disparaît, et ce jusque dans la langue, interdite d'usage pour la population locale dont les patronymes germanisés traduisent désormais la nouvelle appartenance nationale - pour certains, la quatrième en 70 ans. Dans ce contexte, et pour marquer la puissance de ce territoire nouvellement reconquis, les nazis investissent les locaux de l'Université de Strasbourg, évacuée en 1939 et repliée depuis lors à Clermont-Ferrand.
Le 23 novembre 1941, la Reichsuniversität Straßburg (Université du Reich à Strasbourg) est inaugurée. Elle est pensée comme un haut lieu de la science allemande au service de l'idéologie nationale-socialiste.
Quatre ans après, ce 1er décembre 1944, lorsque le commandant Raphel et ses hommes fouillent l'Institut d'anatomie de la Reichsuniversität, ce dernier est pratiquement vide. Le directeur de l'Institut, August Hirt, professeur allemand d'anatomie, d'histologie et d'embryologie, membre du parti national-socialiste et de la SS, est introuvable.
Face à l'amoncellement suspect de cadavres morcelés et aux affirmations d'Henri Henrypierre, le préparateur en anatomie qui témoignera au procès de Nuremberg, une enquête est ouverte par la justice militaire française afin d'élucider ce probable crime de guerre.
À l'été 1945, trois experts sont mandatés par la justice militaire française pour réaliser l'examen médico-légal. Léonard Singer, étudiant en médecine alors âgé de 22 ans, assiste les trois professeurs et relate ainsi les faits 60 ans plus tard:
Ce puzzle d'épouvante aux 224 pièces humaines imprime un «profond choc» au jeune homme, qui conservera des décennies durant une «répulsion» pour l'Institut d'anatomie, qu'il continue pourtant de fréquenter longtemps comme professeur de psychiatrie.
Malgré l'horreur, il poursuit sa mission en qualité de rédacteur lors des autopsies pratiquées sur les quelques cadavres restés intacts. Les constatations, croisées au témoignage d'Henrypierre qui raconte avoir réceptionné en août 1943 des cadavres encore tièdes de sujets qui paraissaient en bonne santé, permettent de reconstituer une partie de l'histoire.
Les corps et fragments de corps proviennent de 86 personnes, assassinées à quelques dizaines de kilomètres de Strasbourg, dans une chambre à gaz spécialement aménagée pour leur mise à mort.
En mars 1941, dans le contexte de l'annexion de l'Alsace, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler ordonne l'implantation d'un camp de concentration sur les hauteurs du village vosgien de Natzwiller (alors germanisé en Natzweiler) pour exploiter une mine de granite au profit du Reich. Les premiers détenus arrivent en mai 1941 à Natzweiler-Struthof, le camp le plus à l'ouest du système concentrationnaire nazi, situé à une soixantaine de kilomètres de Strasbourg.
Entre 1941 et 1944, 52 000 personnes venues de plus de trente pays seront déportées dans ce camp ou l'un de ses commandos, principalement pour raisons politiques. Les détenus, essentiellement des prisonniers dits «Nacht und Nebel» (Nuit et Brouillard), travaillent dans des conditions inhumaines à l'extraction de granite dans la carrière située juste au-dessus du camp: 17 000 à 22 000 d'entre eux y périront.
Dans un bâtiment annexe en contrebas du camp servant de salle des fêtes dans l'entre-deux-guerres, une chambre à gaz est aménagée à l'automne 1942. Elle doit servir à des expérimentations médicales pour les professeurs de la Reichsuniversität Straßburg, et tout particulièrement aux recherches du directeur de l'Institut d'anatomie, August Hirt.
C'est dans cette chambre à gaz de 9 mètres carrés que seront gazés, en août 1943, les 86 déportés (29 femmes et 57 hommes), spécialement transférés du camp d'Auschwitz à celui de Natzweiler-Struthof. Le commandant du camp, Josef Kramer, se charge lui-même des opérations à partir de sels cyanhydriques que lui procure August Hirt et assiste en personne à l'agonie des victimes:
À l'automne 1945, le déroulement du crime ayant pu être reconstitué, du moins dans ses grandes lignes, l'inhumation des victimes est ordonnée. Son organisation traduit bien l'incertitude qui pèse encore sur ces dépouilles et sur leur destinée. A la demande du ministère des Prisonniers de guerre, déportés et réfugiés, certains restes sont inhumés le 23 octobre 1945 au cimetière de la Robertsau (Strasbourg) en présence d'un prêtre, d'un pasteur et d'un rabbin, la religion des victimes n'ayant pu être déterminée.
Quelques jours plus tard, le 28 octobre 1945, les 17 corps intacts, «identifiés comme appartenant à la religion juive» sont quant à eux enterrés au cimetière israélite de Cronenbourg (Strasbourg).
Si les corps semblent désormais reposer en paix, le mystère reste entier: qui sont ces victimes?
L'épisode 2 est à lire bientôt sur watson.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original