Des tranchées de Bakhmout aux frappes de drones sur Kiev, en passant par les sous-sols sanglants de Marioupol, Russes et Ukrainiens s'entretuent depuis maintenant deux ans et la fin des combats n'est pas en vue.
La Russie avait-elle vraiment besoin de faire main basse sur son voisin? L'économie de guerre de Poutine et le développement «multipolaire» de nouveaux liens économiques avec la Chine et les Brics a en tout cas montré que le président russe voyait les choses sur le long terme.
La Russie et l'Occident ont pris des chemins séparés. Au niveau des valeurs, ce n'est pas comme si ces deux modèles de société étaient jamais destinés à fusionner, mais l'illusion a tenu durant quelques décennies, après la chute de l'URSS.
Fut un temps, il y a une éternité, j'ai passé un mois à Saint-Pétersbourg. C'était à l'été 2013. A ce moment-là, les Russes que je rencontrais étaient, pour la plupart, favorables à Poutine. On m'expliquait que les années 1990 et la misère causée par la libéralisation du pays après la chute de la Russie soviétique étaient un enfer, le chaos. Que Poutine avait remis de l'ordre et que la vie était meilleure.
Mais ces Russes n'étaient pas dupes. Cela peut être dur à comprendre pour nous autres Occidentaux qui avons vécu dans la paix et le confort depuis 1945, mais le souvenir du chaos et de la pauvreté est quelque chose qui marque. Le peuple russe a accepté le contrat social tacite laissant leur président disposer d'un pouvoir considérable.
En échange, ils ont reçu une stabilité et un niveau de vie jamais atteints dans l'histoire du pays, passé des misères du tsarisme à celles du communisme sans passer par la case «money». La population se remettait aussi des horribles attentats tchétchènes qui ont ébranlé le pays jusqu'au milieu des années 2000. Ajoutez-y un brin de fatalisme typiquement slave et Poutine avait un blanc-seing pour continuer à la tête de l'Etat durant de longues années.
En 2012, Poutine était réélu comme président pour la troisième fois et étendait son mandat. La Russie passait lentement d'une démocratie imparfaite et corrompue à un régime autoritaire. En 2018, le maître du Kremlin était à nouveau réélu dans des conditions de plus en plus troubles. Depuis son invasion de l'Ukraine, la Russie poutinienne a fait le grand saut de l'autoritarisme à la dictature.
Au sein du régime, les gens qui ne font pas de vagues vivent bien. La classe moyenne des villes mène son train-train quotidien dans le silence assourdissant des pantoufles, selon la formule consacrée de Max Frisch. Tant qu'on ne critique pas le gouvernement, tout va bien. Mais les opposants politiques meurent au goulag. La contestation est interdite par-delà la répression. La liberté de parole existe — dans le cadre de ce qui est toléré.
Contrairement à d'autres (voir le commentaire ci-dessous), je n'ai jamais cru à une transformation en profondeur de la Russie, qui prendrait magiquement place au «concert des nations» sur une base occidentale et libérale. Je trouve d'ailleurs cette idée très arrogante et de l'ordre du wishful thinking. La Russie n'est pas et ne sera jamais la Suède, l'Allemagne ou la Suisse.
Il est bon, à ce point, de tenter quelques comparaisons. Dans le monde slave, la tendance à l'autoritarisme est bien réelle. Mais cela n'empêche pas la démocratie d'y fonctionner - à des degrés variables. Prenez la Pologne: le PiS, parti nationaliste et conservateur au pouvoir durant 8 ans, a perdu les dernières élections. Malgré quelques vagues, il a fait la place à un autre parti. Il a accepté les règles du jeu, s'est écarté du pouvoir.
Tenir son pays d'une main de fer, c'est une chose. Mais comme le veut l'expression, pour que cela fonctionne, cela doit être dans un gant de velours. La main peut serrer, mais ne doit pas étouffer. Rien de tout ça chez Poutine: la main broie, écrase, le gant est en plomb et muni de piques.
De même, la Russie poutinienne n'est pas nazie et Poutine n'est pas Hitler. Moscou ne compte pas de camps de concentration modernes comme la Corée du Nord. La population y mange à sa faim. L'Etat n'y exécute pas les homosexuels comme les Mollahs de l'Iran ou les monarchies arabes du Golfe, dont certaines financent nos clubs de football favoris. Poutine ne met pas à l'usine de force ses minorités pour coudre les plis de nos chaussures Nike, comme la Chine avec les Ouïghours. Que ces choses-là soient dites.
Retour à Moscou. Trop occupé à traquer tous ceux qui pourraient lui faire de l'ombre et renforcer son pouvoir par tous les moyens, Poutine n'a pas de successeur. Une fois mort, il y a tout à parier que la bataille politique va être effroyable. La Russie va-t-elle sombrer à nouveau dans le chaos et voir les oligarques et les mafieux régner sur le petit peuple de manière féodale, comme dans les années 1990? Va-t-on assister à un genre de Game of thrones jusqu'à l'arrivée d'un nouvel homme fort?
J'espère retourner sur les rives fraîches de la Neva, à Saint-Pétersbourg, en été. Sentir l'air marin et iodé et me balader sur Nevsky Prospekt sous le soleil de minuit. Vais-je voir la fin du régime de Poutine de mon vivant? Dans dix, vingt, ou trente ans? Laissons le destin en décider.