Ancien chef du bureau de la chaîne France 2 en Israël, Charles Enderlin, 78 ans, est un observateur averti de l'histoire de ce pays. Franco-israélien, il a fait son service militaire dans Tsahal, l'armée israélienne. Il se trouve actuellement en Israël, où son fils et son petit-fils sont engagés sous les drapeaux. Ferme opposant de la droite nationaliste, il est le récent auteur d'Israël. Une démocratie à l'agonie (Seuil, 2023). Cet essai d'une soixantaine de pages est une charge en même temps qu'une explication détaillée du virage nationaliste et religieux pris par le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Dans l'interview qu'il a accordée à watson, Charles Enderlin rend compte de la détermination de son pays à agir contre le Hamas et souligne les enjeux politiques et militaires d'une période inédite dans la vie d'Israël.
Mercredi soir à la télévision, le premier ministre Benyamin Netanyahou a annoncé la victoire de la lumière sur les ténèbres, ici le Hamas. Il citait une prophétie du prophète de l’Ancien Testament Isaïe, selon laquelle, une fois l’ennemi vaincu, les portes de la gloire, sous-entendu celles de Jérusalem, pourront être rouvertes. Ce recours à la religion vous choque-t-il?
Charles Enderlin: Il dit cela pour montrer qu’il est le premier ministre de tous les Israéliens, y compris des religieux de tout poil. A l’occasion, quand l’heure est grave, un premier ministre, pas seulement Benyamin Netanyahou, peut citer la Torah, quand même. Je ne lui en ferais pas ici le reproche. Il y a plus grave à son sujet.
Quoi donc?
Mercredi, il a déclaré que, depuis 2014, l’année de la dernière guerre entre Israël et le Hamas, il considère ce dernier comme une organisation terroriste. Il ment ou il a trompé son monde. Car avant 2014 déjà, il autorisait le financement du Hamas par l’intermédiaire du Qatar, qui amenait des valises de dollars à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv. Sous escorte de la police israélienne, cet argent était amené à Gaza pour être remis au Hamas. Jusqu’au massacre du 7 octobre, la position de Benyamin Netanyahou, était de soutenir le Hamas pour empêcher des négociations avec l’Autorité palestinienne et rendre ainsi impossible un Etat palestinien. Il l’avait dit devant des caméras en mars 2019, à des députés du Likoud:
Est-on très proche d’une invasion terrestre de la bande Gaza par Tsahal, l’armée israélienne?
Pour être très franc, on ne sait pas. L’opération terrestre peut avoir lieu dans quelques jours, quelques semaines ou plus. Il y a deux éléments qui la retardent. D’abord, les négociations pour tenter de faire libérer le plus possible d’otages, au moins les enfants, les malades, les femmes, les personnes très âgées. Le premier ministre du Qatar, impliqué dans les négociations, a déclaré mercredi soir qu’il était optimiste et que les choses avançaient. Les Israéliens surveillent cela de loin, ainsi que, bien entendu, les Américains qui ont des otages à Gaza.
Quel est le deuxième élément qui retarde cette intervention terrestre?
Au point de vue purement militaire, Joe Biden a envoyé un général des Marines à Tel-Aviv, à l’état-major israélien. Pour expliquer que lors de la guerre américaine en Irak, il y a eu deux offensives, l’une sur Falloujah, en 2004, qui a été particulièrement sanglante, l’autre à Mossoul, en 2016 et 2017, pour en déloger Daesh, dont le Hamas s’est avéré être le clone en perpétrant le massacre du 7 octobre.
S’il y a une guerre totale avec des missiles venant du Hezbollah au Liban et d’autres d’Iran, les défenses israéliennes et américaines d’ores et déjà positionnées dans le Golfe risquent d’être saturées. Cela explique la poursuite des préparatifs militaires et le renfort de forces aéronavales.
Quel est le but de guerre d’Israël?
Le but est très simple. Il s’agit de détruire l’appareil militaire du Hamas. Peut-être aussi l’appareil politique. Israël considère qu’il ne peut pas exister à sa frontière une organisation capable de commettre un massacre comme celui du 7 octobre, où près de 1000 civils, sur les 1400 Israéliens qui ont perdu la vie ce jour-là, ont été violés, brûlés, torturés. Les images collectées sont épouvantables. Le public israélien, de gauche comme de droite, est pour la destruction de l’appareil militaire du Hamas.
Ce qui voudrait dire que, dans ce cas, il sera toujours très difficile, sinon impossible, d’avancer vers la solution à deux Etats. Il y a une énorme méfiance envers les décisions que Benyamin Netanyahou est en train de prendre.
L’occupation dans la durée d’au moins une partie de la bande Gaza par l’armée israélienne est-elle une option possible?
Une occupation définitive, certainement pas. Mais sur une période suffisante pour procéder à des arrestations ou à la destruction de postes de commandement ou des choses de ce genre, oui, c’est possible. D’après ce qu’on entend et d’après mes sources, il n’est pas question d’une occupation permanente de Gaza. Au contraire. Une des idées, c’est, à l’issue de cette grande opération militaire, si elle a lieu, de laisser Gaza à la responsabilité de la communauté internationale. La droite israélienne ne le préfère pas, parce que si Gaza est sous le contrôle de la communauté internationale, de l’ONU, par exemple, cela voudra dire que cette dernière pourra organiser des élections législatives palestiniennes, à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, ce faisant pourra relancer un processus de paix, dont le gouvernement israélien actuel ne veut pas.
Y a-t-il un consensus total dans la population israélienne pour envoyer les soldats d’active et les réservistes au combat?
Oui. L’armée a eu plus de 300 morts dans les premiers jours de l’attaque du Hamas. Des officiers supérieurs ont été tués. Evidemment, les familles qui ont des soldats en uniforme sont inquiètes, mais le consensus est là: Israël ne peut pas vivre avec à sa porte une organisation capable de venir massacrer des populations civiles. Ça n’était jamais arrivé depuis la création de l’Etat d’Israël. Vous savez, le terrorisme est un mode de combat. Insupportable, immoral, à condamner. J’ai écrit une biographie de l’ancien premiers ministre israélien Yitzhak Shamir à l’époque où il était l’un des chefs du groupe Stern. Yitzhak Shamir disait à ses nouvelles recrues: «Contre l’Empire britannique, notre mode de combat, c’est le terrorisme.» Le groupe Stern a commis des attentats. Côté palestinien, on a eu le terrorisme de l’OLP, celui du Hamas.
Il y a cette polémique concernant le fils de Benyamin Netanyahou, Yair, 32 ans, qui ne semble pas vouloir revenir de Miami où il se trouve actuellement, alors que son devoir de patriote serait de participer à l’effort de guerre en tant que réserviste...
Je crois que son service militaire a été très léger. Il était dans les services du porte-parole de l’armée. C’était un des rares soldats dans l’histoire d’Israël, qui, pendant son service militaire, avait des gardes du corps, ce qui était plutôt curieux. Je ne crois pas que son retour en Israël apportera une contribution très importante à l’effort de guerre de l’armée israélienne.
Vous êtes un féroce critique du gouvernement actuel et de la dérive ethnoreligieuse de l’Etat d’Israël. Pour autant, on vous découvre ou redécouvre, vous qui, comme journaliste, avez dénoncé la politique expansionniste de l’Etat hébreu, en partisan résolu de l’existence de cet Etat. L’attaque du 7 octobre a-t-elle réveillé en vous un fort sentiment d’appartenance?
Oui. La nature même de cette attaque réveille chez les Israéliens la peur de la disparition, Israël étant justement l’Etat où les juifs en danger sont censés trouver refuge. En ce qui me concerne, je suis israélien, je suis français, je suis juif. Je n’ai jamais caché avoir fait mon service militaire en Israël. Mes interlocuteurs arabes et palestiniens l’ont toujours su.
J’ai écrit l’histoire de ma vie de journaliste, c’est «De notre correspondant à Jérusalem». Avec comme sous-titre: «Le journalisme comme identité». Je salue tous mes interlocuteurs qui m’ont toujours accueilli en me considérant comme un journaliste indépendant. A Gaza, en Cisjordanie, en Israël, en Egypte…
Etes-vous vous-même partisan d’une riposte terrestre israélienne pour aller détruire les capacités militaires du Hamas?
Oui, j’espère simplement qu’elle se fera avec le moins de victimes palestiniennes possible. Je ne suis pas sûr que les bombardements qui se déroulent actuellement soient la bonne solution. L’armée israélienne réagit avec un certain automatisme. Je regarde tout cela aussi en analyste. En 2014, lors de l’opération militaire israélienne à Gaza, qui portait le nom de «Bordure protectrice», déclenchée après d’incessants tirs de roquettes, Benyamin Netanyahou a fait neuf propositions de cessez-le-feu au chef militaire du Hamas à Gaza, Mohammed Deïf. Qui les a toutes refusées. Pourquoi? Parce qu’il suivait l’état de l’opinion publique internationale et arabe face aux victimes gazaouies des bombardements israéliens. Tous les jours, le soutien à Israël baissait avec les images terribles des victimes palestiniennes.
Comment Israël devrait-il s’y prendre?
Je n’ai pas de réponse. Il y a longtemps, j’étais un simple sergent commandant à l’occasion une patrouille. Je ne suis pas un stratège. Il appartient à l’armée israélienne de faire preuve d’imagination.
Avez-vous des enfants en ce moment sous les drapeaux?
Vous savez, quand on vit dans un pays, on a des droits et des devoirs. Les droits, on les a, le droit de voter, selon moi insuffisant, parce que ce gouvernement est une véritable catastrophe pour l’avenir de l’Etat d’Israël. Benyamin Netanyahou a conduit le pays à une crise existentielle. Et puis, il y a les devoirs, celui de répondre par les armes lorsqu’il le faut. Je dis cela sans nationalisme. Si quelqu’un, objecteur de conscience, refuse de porter les armes, je le comprends également et je le soutiens.
Quel après-guerre? Une sorte de scénario magique apparaît, dans lequel Benyamin Netanyahou et son gouvernement sont dégagés et la solution à deux Etats relancée. Y croyez-vous?
Il ne faut pas croire qu’il y a maintenant un cabinet d’union nationale, c’est uniquement technique.