Attentat de Moscou: «Le but est d'établir un califat mondial»
Vladimir Poutine a fini par reconnaître que les auteurs présumés de l’attentat de Moscou, qui a fait 137 morts et 180 blessés, étaient des «islamistes radicaux». Comment expliquez-vous ce revirement dans ses déclarations?
David Gaüzère: D’une part, l’accusation visant l’Ukraine, qui est aussi grotesque que logique, car malheureusement de bonne guerre, n’était pas crédible. Vladimir Poutine avait beau la mettre en avant au début, il a vu que l’ensemble de la communauté internationale n’y croyait pas et qu’il valait mieux, pour revenir à plus de crédibilité, se ranger à l’avis général non-complotiste, qui exonère l’Ukraine, du moins ses autorités, de toute responsabilité de l’attentat de Moscou.
La Russie et les talibans ont le même ennemi, l’organisation Etat islamique au Khorassan, l’EI-K. Ce qui a pu conduire à ce dernier revirement de Poutine.
Vous voulez dire qu’il est dans l’intérêt des Russes de reconnaître l’ennemi commun qui a frappé à Moscou?
Oui, parce que l’EI-K menace à la fois les intérêts russes et les talibans, jugés trop modérés et nationalistes. L’EI-K menace aussi les intérêts du Tadjikistan.
A quand remonte l'apparition du djihadisme en Asie centrale, aujourd’hui connu sous le nom d’Etat islamique au Khorassan?
Cela s’est fait progressivement. Il faut remonter trente-quatre ans en arrière. Il y a, à l’époque, en Asie centrale, cinq républiques au pouvoir autoritaire: le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et le Kazakhstan. Une opposition islamiste voulait alors jouer le jeu de la légalité. Elle était représentée par le Parti de la résistance islamique, le PRI, créé en 1990, encore sous l’existence de l’URSS. Un an plus tard, à la chute de l’URSS, les membres du PRI ont créé des branches nationales, qui furent interdites partout dès janvier 1992, sauf au Tadjikistan, où le PRI a pris le pouvoir, ce que n’a pas accepté l’ancien président Rahmon Nabiev. Cela a été le facteur déclenchant de la guerre civile, qui a duré jusqu’en 1997. Les accords de Téhéran puis de Moscou ont mis fin à ce conflit.
Que s’est-il passé à ce moment-là?
La guerre civile étant terminée, le PRI tadjik a gagné en respectabilité. Cela l’a amené à accepter la voie institutionnelle et même à se laïciser, jusqu’à présenter en 2012 une candidate non-voilée à la présidence. Cette évolution n’a pas plu. Dans les zones périphériques, notamment dans la vallée multi-ethnique et multi-étatique du Ferghana, au croisement du Kirghizstan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, est apparu un mouvement bien plus radical que le PRI, du nom de Mouvement islamiste d’Ouzbékistan, devenu plus tard du Turkestan. Ce mouvement a pris la forme d'une résistance armée, avec, à son actif, des attentats à Tachkent, la capitale tadjike, des prises d’otages et l’occupation d’enclaves entre 1999 et 2001.
Comment ce mouvement a-t-il évolué?
Il a petit à petit juré son allégeance à Al-Qaïda. Mais Al-Qaïda a très vite été dépassée à partir de 2014 par l’apparition de l’organisation Etat islamique pour le Khorassan. C’est un ancien nom historique créé au 11ᵉ siècle, qui recoupe les deux tiers de l’Afghanistan, le tiers nord-est de l’Iran et surtout les deux tiers sud de l’Asie centrale post-soviétique. Cet Etat islamique du Khorassan est une wilaya de Daech, autrement dit une entité qui peut être à la fois géographique et fonctionnelle. L’idée, depuis 2015, que ce soit en Syrie ou à partir du nord de l’Afghanistan, c’est, au moyen d’unités combattantes appelées katibas, de déstabiliser les Etats existants pour créer un califat, un gouvernement religieux, d’abord régional, puis mondial.
L'Asie centrale
Comment fonctionne l’EI-K?
L’EI-K repose sur une gestion directe de ses combattants et de ses cadres, qui ont même le privilège, pour ceux d’ethnie tadjike, d’être rattachés au groupe central. Aux alentours de 2015, ce groupe formait la garde prétorienne du calife de l’Etat islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, lorsque celui-ci commandait depuis Raqqa, en Syrie. Le dernier ministre de la guerre d’al-Baghdadi, Gulmurod Khalimov, était un Tadjik et un ancien des forces de sécurité du Tadjikistan, qui avait fait défection.
Les djihadistes tadjiks ont-ils une particularité, un point fort aux yeux de l’Etat islamique?
Technicité aussi dans le maniement des avions, lorsque Daech avait pris le contrôle de deux bases en Syrie entre 2015 et 2017. Ensuite, des djihadistes tadjiks, ouzbeks et tchétchènes ont monté une société militaire privée, qui offrait ses services sur tous les terrains à des groupes djihadistes. Ce qui est intéressant, ce que les commanditaires de l’attentat de Moscou sont issus de ce groupe central de l’EI-K, et non pas d’une de ses filiales.
Que sont ces filiales?
Ce sont des groupes relativement autonomes qui travaillent pour l’EI-K et dont l’activité djihadiste ne dépasse pas l’échelon national. On parle ici d’oasis. Une oasis, c’est là où se trouvent les katibas qui accueillent les radicalisés de chaque groupe ethnique. Le Ferghana, par exemple, est une oasis très religieuse et conservatrice, qui a déjà mené la vie dure aux Soviétiques, dans les années 1927-1932. C’est une région surpeuplée, qui compte 12 à 13 millions d’habitants, où trois ethnies cohabitent. Les filiales nationales de l’EI-K ont vocation à déstabiliser les Etats d’Asie centrale.
Que sait-on du ou des commanditaires de l’attentat de Moscou?
D'où sont originaires les suspects de l'attentat de Moscou?
Les suspects arrêtés en Russie viennent tous de la région de Khatlon, située au sud du Tadjikistan. Ce que nous ignorons à l’heure actuelle, c’est à quel niveau de l’organisation ils se situent. A première vue, ils donnent l’impression de gens simples, d’exécutants qui pourraient avoir agi au nom d’une cause, mais aussi pour de l’argent. Ce que nous savons, c’est que leur acte a été revendiqué par le groupe central de l’EI-K et non par l’une de ses filiales.
Qui est le chef de l’EI-K?
Nul ne le sait. Pas même, peut-être, les auteurs de l’attentat de Moscou. Il faut bien comprendre qu’après la chute, en 2019, de Baghouz, qui était le dernier bastion de l’Etat islamique en Syrie, ce fut la débandade. Les Tadjiks survivants se sont repliés chez eux, au Tadjikistan, ou dans le nord de l’Afghanistan. Leur chef, Gulmurod Khalimov, le ministre de la guerre d’al-Baghdadi, était annoncé mort. Mais un doute demeure sur son décès.
La frontière de la Fédération de Russie avec le Tadjikistan est-elle bien gardée?
C’est surtout à la frontière tadjiko-afghane que le problème se pose. Elle a été en partie dégarnie depuis le début de la guerre en Ukraine. Il y avait à cette frontière 7000 hommes appartenant à la 201ᵉ division russe de fusiliers motorisés. Entre 1500 et 2000 hommes en auraient été retirés pour être envoyés en Ukraine. Il y a de la porosité autour de cette frontière, il y a des solidarités tadjikophones et des liens avec l’EI-K basé au nord de l’Afghanistan.
La Russie est-elle clairement un ennemi pour l’EI-K?
Oui, parce qu’il faut se venger de la Russie pour ce qu’elle a fait en Tchétchénie, en Syrie et dernièrement pour son soutien aux talibans.
Les Tadjiks sont-ils la force dominante, aujourd’hui, dans la djihadosphère?
Ils le sont devenus depuis deux ou trois ans. Il y a beaucoup d’attentats auxquels ils sont liés, eux ou des Afghans tadjikophones. Encore la semaine dernière, un projet d’attentat à Stockholm a été déjoué.
Les Etats-Unis pourraient-ils être derrière l’attentat de Moscou, dans la mesure où il y aurait un intérêt à ouvrir un nouveau front, islamiste, situé au sud-est de la Russie, pour soulager le front ukrainien?
Je ne le pense pas. La question aurait pu se poser à l’époque où les Américains étaient en Irak. Mais là, non, je ne le crois pas, l’Occident aurait davantage à y perdre qu’à y gagner.
Pourquoi davantage à y perdre?
Parce que l’Etat islamique et ses wilayas de l’EI-K et du Sahel veulent déstabiliser le monde pour y établir leur califat. Ce monde serait alors régi par l’islam, un islam rigoriste, opposé à celui, modéré, pratiqué par la plupart des musulmans.
