Historien à Stanford, Niall Ferguson nous offre son avis sur la guerre en Ukraine. Rencontre de passage au World economic forum (WEF) de Davos, dans laquelle il évoque le risque d'escalade nucléaire et de la fin possible de Poutine. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'est pas particulièrement optimiste...
Le président russe, Vladimir Poutine, a proféré à plusieurs reprises des menaces nucléaires. Quelle est l'ampleur de ce danger?
Niall Ferguson: La question cruciale est la suivante: Poutine pourrait-il être tenté d'utiliser des armes nucléaires s'il voit qu'il ne peut pas gagner la guerre en Ukraine? L'ex-premier ministre britannique Boris Johnson a déclaré cette semaine que les menaces proférées par Poutine n'étaient que du bluff. La question que je me pose personnellement, c'est plutôt de savoir si on peut faire confiance aux jugements de Boris Johnson? Là encore, il n'est pas facile de répondre.
Et vous, qu'en pensez-vous?
Nous sous-estimons les risques de plus en plus grands liés aux armes de destruction massive. Dans le dernier rapport sur les risques mondiaux, le WEF a classé les armes de destruction massive en 21e position, alors qu'elles devraient être dans le top 3.
Pendant près de 50 ans, le nombre d'Etat disposant de l'arme nucléaire n'a guère évolué. Mais ce chiffre est sur le point d'augmenter.
Pourquoi davantage de pays veulent-ils être des puissances nucléaires?
C'est lié à la guerre en Ukraine. La leçon la plus évidente à en tirer est la suivante: ne jamais abandonner ses armes nucléaires! Et si tu n'en as pas, il faut s'en procurer. Je pense que nous allons voir une augmentation significative du nombre de puissances nucléaires au cours des dix prochaines années. Et un monde avec plus de pays armés nucléairement, c'est un monde dangereux. Plus d'armes nucléaires, ça veut dire plus de probabilités que l'une d'entre elles soit utilisée.
On n'ose pas se l'imaginer...
Je fais le pari qu'une guerre va éclater et qu'elle fera de très nombreux morts.
Vous avez 58 ans. Ça veut dire, selon vous: une guerre nucléaire dans les trois prochaines décennies?
Oui, et ce sera une chose bien plus importante que tout ce qui est discuté en ce moment dans les salles du WEF. Comparez ça au changement climatique... une guerre nucléaire tuera un nombre très important de personnes, et rapidement. Mais qui parle de cela au WEF?
Pourquoi un tel tabou?
Une des explications, c'est que les experts de ce domaine sont désormais tous assez âgés.
Tout cela a recommencé au début de la guerre en Ukraine. Nous n'y pensons pas assez et, surtout, nous ne faisons rien d'utile pour stopper la prolifération des armes de destruction massive.
La guerre en Ukraine représente un «changement d'époque», selon le chancelier allemand Olaf Scholz. Comment pensez-vous que cette guerre va se terminer? J'entends dire que l'Ukraine va gagner... Et moralement, on aimerait que l'Ukraine gagne, sans aucun doute! Mais personne ne sait comment cela va se terminer. L'Ukraine est une économie beaucoup plus petite, qui s'est en outre contractée d'environ un tiers l'année dernière, alors que l'économie russe n'a chuté que de 3,4%.
Avec les armes occidentales! C'est en tout cas ce qu'affirme le président ukrainien Zelensky.
D'accord. Supposons que l'Ukraine lance une offensive au printemps avec de nouveaux chars, occidentaux, et qu'elle parvienne à repousser les Russes jusqu'à leurs frontières. Que se passera-t-il ensuite? Le seul happy end que j'entrevois, c'est celui où la Russie se désintègre et où Poutine est renversé. Mais si je regarde l'Histoire, je vois d'autres scénarios plus plausibles. Une guerre comme celle-ci ne se terminera pas par une capitulation inconditionnelle de la Russie.
Même si Poutine est renversé?
Dans ce cas, la question est de savoir qui lui succédera. Il est peu probable qu'il s'agisse d'Alexeï Navalny.
Nous avons tendance à sous-estimer l'absence de scrupules des régimes autoritaires, car nous espérons que les révolutions réussissent. Il est difficile de l'admettre, mais la répression, ça fonctionne.
Poutine jouit en Russie d'un taux d'approbation élevé et stable de 70%. Comment l'expliquez-vous?
C'est un régime fasciste, qui utilise les instruments du fascisme. Il ne faut donc pas trop espérer que ce régime s'effondre.
Et en ce moment, nous ne faisons pas un effort colossal, mais un effort étonnamment calibré:
Quelle est la conséquence de cette demi-mesure?
Une guerre qui dure longtemps. La plupart des guerres qui ont duré six mois ne se terminent pas dans les six mois qui suivent. Une fois que l'on a commencé une guerre qui a tué tant de gens, il est très difficile d'y mettre fin. Il faudrait pourtant discuter de comment on peut terminer ce massacre.
La stratégie n'était-elle pas que les sanctions contre la Russie fassent effet, que les citoyens russes deviennent mécontents, se rebellent contre le régime et renversent Poutine?
Bien sûr, cela pourrait être un scénario. Mais les régimes comme celui de Poutine placent la sécurité intérieure au-dessus de tout, et ils placent la sécurité du dirigeant encore au-dessus de la sécurité intérieure.
De plus, il n'y a pas de grand sentiment anti-Poutine ou anti-guerre en Russie. La guerre est loin de Moscou, et les troupes qui meurent viennent de l'arrière-pays russe. Nous souhaitons tous un changement de régime, ici en Occident, mais de telles révoltes se produisent très rarement.
L'Occident justement, et en premier lieu l'Allemagne, ont fait preuve d'un certain laxisme face à Poutine durant longtemps.
Ce qui est étonnant avec l'Allemagne, c'est qu'elle a vécu si longtemps dans l'illusion qu'il n'y aurait jamais de problèmes avec un modèle économique basé sur le gaz russe et les exportations vers la Chine, même lorsque Poutine a commencé à défier ouvertement l'ordre mondial libéral. J'ai assisté à la conférence sur la sécurité à Munich en 2007, quand Poutine a prononcé son fameux premier discours anti-occidental.
Mais ce n'était apparemment pas si évident que ça pour les ex-chanceliers Angela Merkel, Gerhard Schröder et les autres. Et même en 2014, lorsque Poutine a annexé la Crimée, la principale préoccupation de l'Allemagne était de ne pas mettre en danger son nouveau pipeline avec Moscou.
Et maintenant, l'Allemagne et d'autres se rendent, à la place, dépendants du pétrole du Moyen-Orient.
Exactement. Le grand pouvoir des pays pétroliers, donc de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), est de retour.
C'est-à-dire, la Russie en tant que puissance nucléaire et nos relations avec l'Asie et le Proche-Orient en tant que zone de guerre.
Nous pensions pourtant que les géants de la tech de la Silicon Valley allaient changer le monde...
Ce qui a changé, c'est la manière de communiquer. Mais cela n'a pas vraiment changé le pouvoir et l'ordre des choses. Les armées sont toujours composées de chars, de missiles et de navires de guerre.
Ni l'un ni l'autre n'est vrai. Les choses ont moins changé que nous ne l'espérions, et elles changeront moins que nous ne le craignons désormais.
Le président chinois Xi Jinping a mis en place un appareil de surveillance monumental à l'aide de moyens numériques. N'est-ce pas une raison suffisante pour craindre le pire?
Xi Jinping a plus de pouvoir sur les méthodes de communication en Chine que Staline n'en avait en Russie dans les années 1930 et 1940. Et pourtant, les Chinois sont descendus dans la rue pour manifester contre la politique du «zéro Covid», ce qui a finalement poussé Xi à changer de politique.
N'est-ce pas simplement la situation économique qui a forcé Xi Jinping à changer d'avis?
Certainement aussi. Les technocrates du Parti communiste ont certainement pointé du doigt les chiffres de croissance insatisfaisants. Il n'en reste pas moins qu'il est étonnant que la forme la plus traditionnelle de protestation, la descente dans la rue, ait servi de catalyseur à un virage à 180 degrés.
A quoi le voyez-vous?
Si le monde avait effectivement changé autant que nous le pensons, nous ne comprendrions plus les pièces de théâtre de Shakespeare. Il existe encore aujourd'hui de nombreux personnages shakespeariens dans notre monde. Zelensky est à l'image d'Henry V: une jeunesse gâchée, un comique que personne ne prend au sérieux — et puis un héros de guerre. Cette histoire est si irrésistible que nous voulons l'entendre encore et encore.