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Drogue et guérilla: «La Suisse doit soutenir la Colombie»

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Drogue et guérilla: «La Suisse doit soutenir la Colombie»

Francia Márquez, vice-présidente de Colombie, à la mission permanente de son pays à Genève.
Francia Márquez, vice-présidente de Colombie, à la mission permanente de son pays à Genève.Image: ch-media
Francia Márquez est la première vice-présidente afro-colombienne de son pays. Elle explique le rôle que la Suisse doit jouer dans les négociations de paix avec la guérilla et la politique de la Colombie en matière de drogue.
02.01.2023, 17:0203.01.2023, 08:54
Natasha Hähni / ch media
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Pendant plus de 50 ans, la Colombie a connu une guerre civile entre les rebelles de gauche, les paramilitaires de droite et l'armée. Jusqu'à ce que le gouvernement conclue un accord de paix avec le plus grand groupe rebelle, les Farc, en 2016, les conflits ont coûté la vie à environ 220 000 personnes.

Après la dissolution des Farc, l'organisation de guérilla marxiste-léniniste ELN a pris sa place. Elle compte environ 5000 membres. Actuellement, le gouvernement est en pourparlers de paix avec cette organisation.

epa10023400 President-elect of Colombia Gustavo Petro (L) celebrates with his vice presidential candidate Francia Marquez (R) during an event at the Movistar Arena in Bogota, Colombia, 19 June 2022. T ...
Gustavo Petro, le président de la Colombie et sa vice-présidente, Francia Márquez.Image: sda
A propos de Francia Márquez
Francia Márquez est la vice-présidente de la Colombie. Cette militante des droits civiques, politicienne et écologiste de 41 ans s'est vue décerner le Goldman Enviromental Prize en 2018. Ce prix est également appelé le prix Nobel vert. En août 2022, elle a été élue première vice-présidente afro-colombienne du pays. Ceci aux côtés de l'ex-guérillero Gustavo Petro, le premier président de gauche de Colombie.

A la Mission permanente de Colombie, un peu en dehors du centre-ville de Genève, la vice-présidente Francia Márquez arrive pour une interview exclusive avec CH-Media. Cette femme de 41 ans porte un t-shirt jaune et un blazer noir. Avant l'entretien, son téléphone portable sonne. Elle est bouleversée — de mauvaises nouvelles de son pays. Faire de la politique en Colombie est, comme nous avons pu le constater, une tâche délicate.

En novembre, le gouvernement colombien a lancé des négociations de paix avec la guérilla de l'Armée de libération nationale (ELN). Comment se passent les négociations avec les guérilleros?
Francia Marquez: Nous essayons de ramener la paix dans notre pays. Il s'agit d'aider des communautés comme la mienne, qui se trouvent dans une situation de crise humanitaire. Je sais ce que cela signifie de vivre entre des conflits armés, de grandir pendant des guerres. C'est donc plus qu'une simple négociation avec des groupes armés. C'est une vision, de rendre la paix aux victimes, aux communautés. Pour moi, c'est le plus important.

Comment le plan se présente-t-il concrètement?
Nous confirmons tout d'abord notre engagement à poursuivre la mise en œuvre de l'accord de paix déjà signé sous l'avant-dernier gouvernement du président Juan Manuel Santos Calderón. C'est pour cette raison que les acteurs armés y sont associés. L'accord a été déchiré en morceaux par le gouvernement précédent. Il n'a pas été mis en œuvre de manière adéquate, ce qui a entraîné la perte de nombreuses vies humaines.

«Un conflit armé absurde a été maintenu alors qu'il n'aurait pas dû l'être»

De la même façon, de nombreux jeunes qui étaient auparavant victimes de tels conflits sont plus tard recrutés par les mêmes groupes qui les ont chassés de leurs régions rurales. Grâce aux discussions avec les personnes concernées, nous avons déjà pu résoudre un conflit qui durait depuis des décennies dans une grande ville début décembre.

La Suisse est invitée à accompagner les négociations de paix. Qu'attend le gouvernement colombien de la Suisse?
La Suisse a toujours été un garant de la paix et nous espérons qu'elle, et l'Union européenne (UE), nous soutiendront dans la mise en œuvre de l'accord avec l'ELN. Les Etats-Unis et le Mexique, par exemple, se sont déjà déclarés prêts à le faire. Je pense qu'il ne suffit pas d'être un simple observateur de soutien. Le soutien économique à la paix est également nécessaire, voire essentiel.

Par exemple, pour une nouvelle approche de la politique en matière de drogues. L'Union européenne et la Suisse peuvent aider à soutenir la définition de cette nouvelle approche.

«Nous ne pourrons pas lutter contre les conflits avec les règles actuelles»

Avec la politique en cours en matière de drogues, des personnes sont emprisonnées et déplacées. Mais les drogues circulent toujours parmi la population, le trafic est toujours en place.

Finalement, nous pouvons longuement parler de politique pour la paix. Si nous n'avons pas les moyens financiers de mettre en œuvre ces idées, nous n'arriverons à rien. Pouvoir compter sur le soutien financier de la Suisse et de l'Europe est donc crucial.

Comment imaginez-vous cette nouvelle politique concernant les drogues?
Nous devons créer des alternatives économiques au trafic de cocaïne. Il faut surtout soutenir les paysans, les Afro-Colombiens et les populations indigènes dans cette démarche.

«La dépénalisation de la consommation de feuilles de coca et de marijuana ainsi que de leur production serait une première étape»

Par exemple en la transformant en production pour l'industrie alimentaire et pharmaceutique. Dans ce processus, les droits de l'homme doivent aussi impérativement être au centre des préoccupations.

Quel rôle la Suisse joue-t-elle concrètement?
Nous voulons par exemple nous concentrer sur le fait de traiter la consommation de substances psychoactives comme un problème de santé publique et non comme un problème de criminalité, comme c'est le cas dans notre pays.

Cette approche doit contribuer au désamorçage du conflit armé. Dans cet effort, nous attendons beaucoup de l'Europe et de la Suisse. Nous sommes heureux qu'ils fassent partie de cette deuxième phase.

Le groupe de guérilla des Farc est officiellement dissous depuis 2016, mais il existe encore des groupes paramilitaires isolés qui sont profondément ancrés dans la société. Quelle est leur puissance actuelle?
Nous ne pouvons pas nier que nombreux de ces groupes se maintiennent grâce au soutien politique de certains secteurs. L'élimination de la politique issue des conflits armés fait donc également partie du défi pour parvenir à la paix.

Les Etats-Unis ont également avec Kamala Harris, la vice-présidente, un agenda social. Mais depuis son élection, on n'entend plus beaucoup parler d'elle. Comment allez-vous éviter de subir le même sort?
Ce n'est pas facile de gouverner. Encore moins, pour nous les Noirs – et encore moins quand on est une femme. Mais je suis fermement convaincue de ce que je veux réaliser en tant que vice-présidente aux côtés du président Gustavo Petro: la justice sociale. Heureusement, le président poursuit les mêmes objectifs, nos agendas se complètent donc bien.

«Néanmoins, il existe des obstacles dans cette aspiration au changement de la Colombie»

Comme à travers la structure même de l'Etat, qui n'est pas adaptée à notre situation. Parfois aussi à cause de la bureaucratie qui ne nous permet pas d'avancer rapidement. Mais malgré tout, je pense que nous avons fait des progrès et que nous continuerons à en faire.

Cette année, le Financial Times vous a classée parmi les 25 femmes les plus influentes du monde. Quel est le poids d'une telle reconnaissance? Comment utilisez-vous votre influence?
Je rêve d'une société qui ne soit pas raciste, qui n'opprime pas les femmes. Une société qui ne détruit pas le monde qui la nourrit. Si nous ne nous en préoccupons pas aujourd'hui, nous condamnons la prochaine génération.

J'élève la voix pour que les gens en prennent conscience et non pas pour la reconnaissance. Je l'ai obtenue parce que d'autres apprécient et reconnaissent mon opinion.

J'ai certes été récompensé, mais c'est en réalité un énorme combat collectif qui est récompensé. Ce n'est même pas moi qui ai commencé. Il a commencé avec d'autres femmes qui ont élevé la voix pour que je puisse être ici aujourd'hui. Le prix du Financial Times est aussi et surtout une reconnaissance pour les femmes d'Amérique latine.

«J'ai été la seule Latina à être reconnue dans ce classement»

La Colombie est un pays en conflit depuis des décennies. Vous aussi, vous avez dû quitter votre pays en raison de conflits armés. Est-il difficile de faire de la politique dans un tel contexte?
Il est difficile d'être une activiste. Il est difficile d'être une politicienne. Juste avant cet entretien, on m'a appelé. Dans mon pays, il est deux heures du matin. On m'a informé d'une confrontation entre des acteurs armés dans ma commune d'origine.

«Donc, pendant que je parle ici, mes concitoyens là-bas, au milieu d'un conflit armé, se battent pour leur vie. C'est la vérité. C'est ce que nous devons changer»

Mais vous vous êtes rendu en Suisse pour une autre raison. Pourquoi exactement?
Depuis plus de 20 ans, plusieurs chefs d'Etat ont insisté sur la création du Forum permanent sur l'afrodescendance à l'ONU. J'ai eu l'honneur de l'inaugurer hier, ceci est historique.

De quoi s'agit-il?
Le forum ouvre de nombreuses possibilités. Pendant l'événement, les représentants des pays africains et des populations d'origine africaine ont exprimé leurs préoccupations concernant le racisme systématique. Des millions de personnes dans le monde en sont victimes. La politique doit élaborer des mesures qui influencent positivement la vie des populations historiquement discriminées.

Comme?
Les réparations historiques en sont un exemple. La Décennie internationale des personnes d'ascendance africaine des Nations Unies se termine en 2024. Elle était importante, mais les changements nécessaires n'ont pas encore pu être faits. Aujourd'hui encore, les peuples d'origine africaine et les peuples autochtones du monde entier ressentent les conséquences de l'époque coloniale et de l'esclavage qui y est lié. Parler de réparations historiques est donc la voie vers une vie plus égalitaire. Ce n'est qu'en reconnaissant de la réalité du racisme dans les différents pays que nous pourrons faire progresser l'égalité des droits.

Vous avez souvent été invitée en Suisse. Que pensez-vous de ce pays?
Que du bien. J'adore le chocolat suisse, surtout le blanc. Probablement le meilleur chocolat du monde. Mais nous avons le meilleur cacao du monde, il y a donc des relations à nouer. (rires) (aargauerzeitung.ch)

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source: sda / esteban felix
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