Pour le moment, parleriez-vous des images tragiques de Boutcha, ou seriez-vous plus affirmatif en disant qu'il s'agit d'un massacre caractérisé?
Bertrand Badie: Le problème, avec de telles images, c’est que celui qui y est exposé reçoit un choc d’émotion tout à fait légitime et compréhensible, mais il n’en a pas le récit. Il est hautement probable qu’il s’agisse d’un massacre et il est évidemment imputable à l’agresseur. Mais, pour des événements aussi graves, il me paraît indispensable qu’il y ait une véritable enquête internationale qui respecte les lois de toute justice institutionnalisée telle que nous la connaissons dans nos sociétés. Cela dit, les présomptions de massacre sont extrêmement fortes.
S’il est avéré que c'est l’armée russe qui a commis là un massacre, est-ce que cela pourrait changer le cours du conflit?
Le conflit évolue. Il prend au fil des jours une configuration sans cesse plus précise et souvent porteuse de surprises par rapport aux anticipations qu’on pouvait en avoir. Des conflits de cette importance répondent davantage à des choix politiques qu’à des choix émotionnels. On ne peut pas décider de choses aussi graves comme la guerre ou la paix, et des modalités que cette guerre pourrait prendre, sans l’inscrire dans une stratégie plus globale. Bien sûr, la réaction va être forte s'il s'agit bien d'un massacre. Mais quelle sera la forme de cette réaction? Comment sera-t-elle maîtrisée par ceux qui en seront les auteurs? Les réponses à ces questions relèvent davantage des choix politiques, diplomatiques, éventuellement militaires, que de la réaction immédiate face à un spectacle aussi atroce.
Les Russes, s'ils s'avèrent être les meurtriers, auraient-ils cherché à créer un sentiment d’épouvante parmi les civils ukrainiens, de manière à les démobiliser moralement?
Il faut être prudent quand on dit «les Russes». Dans le cas présent, est-ce que c’est l’armée russe? Le commandement local? Le commandement national? Une stratégie délibérée venant du plus haut niveau? En effet, faire peur fait partie des instruments entre les mains d’un agresseur. Mais un massacre de cette nature, s’il est bien avéré comme tel, peut être décidé par un officier subalterne, un groupe plus ou moins militarisé, comme il peut être décidé par le haut état-major. Dans la guerre moderne, les structures hiérarchiques et pyramidales, même dans des régimes dictatoriaux comme la Russie, ne sont jamais impeccables.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, y a-t-il eu des massacres qui ont influé sur le cours des guerres?
On peut citer trois massacres. Entre autres, car il y en eut de nombreux. Celui de My Lai, en 1968 au Viêtnam, perpétré par des soldats américains sur des civils vietnamiens. Celui de Srebrenica en 1995, par des Serbes sur des hommes et jeunes adultes musulmans. Celui de la Goutha, en 2013 en Syrie, un bombardement à l’arme chimique de l’armée de Bachar al-Assad sur des Syriens sunnites. Ces massacres ont en réalité davantage frappé les opinions que les décideurs. Le massacre de la Goutha a fait paradoxalement reculer les Etats-Unis, lesquels avaient pourtant prévenu que l’emploi d’armes chimiques constituerait pour eux une ligne rouge à ne pas franchir. Les Russes ont su profiter de ce renoncement de l’Occident.
L'indignation des opinions n'est-elle à ce point d'aucun poids dans le cours des guerres?
Quel que soit le camp, quel que soit le type de réaction, des horreurs de cette nature viennent en dernier ressort s’aligner sur les calculs et les plans stratégiques des décideurs politiques. Les massacres n’ont pas d’autonomie d’effet, sauf sur l’opinion publique. Ceci étant, il faut ajouter que le fait que l’opinion publique se trouve touchée et éventuellement mobilisée n’est pas insignifiant. L’opinion publique internationale, c’est celle qui, en dernière instance, vient qualifier une guerre.
L'opinion publique exerce un poids après coup, en quelque sorte...
Oui et non. En Syrie, la guerre a pris cette tournure atroce, dénoncée un peu partout dans le monde, parce que l’opinion publique n’a pas été insensible aux crimes commis durant ce conflit. La guerre du Viêtnam est devenue une guerre honnie par beaucoup en Occident et ailleurs suite à des massacres comme celui de My Lai. De même que les inconduites de l’armée américaine en Irak après l’invasion de 2003, les humiliations subies par les prisonniers irakiens à la prison d’Abou Ghraib, par exemple, ont aussi conduit à dénoncer cette guerre. Pour des rois, des présidents, des diplomates, des officiers, le fait de mener une guerre détestée par l’opinion publique internationale, ce n’est pas tout à fait indifférent.
La tragédie de Boutcha peut-elle toucher Poutine?
Si la Russie s’énerve tant et réclame une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU, c’est aussi parce qu’elle n’est pas tout à fait insensible aux dégâts d’image.