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Interview

Iran: «La jeunesse est entrée dans une guerre d’usure avec le régime»

Iran: «La jeunesse est entrée dans une guerre d’usure avec le régime»
Mohammad Mehdi Karami et Mohammad Hosseini. Deux militants iraniens condamnés à mort et pendus. Médaillon: David Rigoulet-Roze.image: capture d'écran twitter
Interview

«La jeunesse iranienne est entrée dans une guerre d’usure avec le régime»

Quatre mois après le début de la révolte de la jeunesse iranienne, le chercheur français David Rigoulet-Roze, codirecteur de l'ouvrage collectif La République islamique d'Iran en crise systémique, décrit les ressorts de la contestation et la nature profondément répressive d'un «régime irréformable».
17.01.2023, 17:0818.01.2023, 10:13
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En Iran, le régime est-il en train de gagner ou la contestation est-elle partie pour durer?
David Rigoulet-Roze: Le régime est confronté à un phénomène contestataire totalement inédit. Il y a eu des phases régulières de mécontentement ou de colère par le passé, mais c’est la première fois qu’il affronte quelque chose d’à ce point «unique en son genre», à prendre au premier sens du terme. C’est une révolte initialement genrée, partie de la jeunesse féminine, suite au décès tragique le 16 septembre de Mahsa Amini. Chose remarquable: ce soulèvement féminin a été immédiatement soutenu par la jeunesse masculine. La forme, aussi, est inédite, avec, à l’œuvre, les manières de procéder de la génération Z, connectée à Internet, aux réseaux sociaux. C’est un mouvement qui a une dimension horizontale et décentralisée. C’est ce qui fait sa spécificité et ce qui est à la fois sa force et sa faiblesse.

Sa force et sa faiblesse?
Sa force, parce qu’il n’y a pas de manière immédiate la possibilité pour le pouvoir de «couper des têtes», qui seraient celles des leaders identifiés. Mais également sa faiblesse, parce que pour qu’il y ait, à un moment donné, une alternative au pouvoir religieux en place, il faut qu'émerge l'expression d'une opposition politique constituée. Ce qui n’est pas le cas pour l’instant. Et cela est plus facile à gérer pour le régime, même s’il a été profondément déstabilisé au début. Pour autant, il a été et reste confronté à quelque chose de très fort, fait de slogans qui remettent explicitement en cause les fondements mêmes de la République islamique. Or, le régime est par nature irréformable. C’est ce que la jeunesse a compris. Elle reproche d’ailleurs à la génération des parents d’avoir cru, comme en 2009 lors du «mouvement vert», que le régime était susceptible d'évoluer et de se réformer de l’intérieur. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune illusion à ce sujet:

«La rupture est consommée entre le pouvoir religieux et la jeunesse contestataire»

Quels sont les slogans de cette jeunesse protestataire?
On a entendu des appels à la mort du guide suprême, Ali Khamenei («mar bar diktator»: mort au dictateur). En premier lieu, l’abcès de fixation du voile, dont le port a été rendu obligatoire en 1983 en Iran, a été l’occasion de formuler une remise en cause des prescriptions religieuses inhérentes au régime de la République islamique. Cette prescription sur le voile, qu’une «police des mœurs» (Gacht e-Ershad), la même qui a été fatale à Mahsa Amini, se charge de faire appliquer, est devenue insupportable pour cette jeunesse connectée au monde extérieur. Une prescription qui est dans l’ADN du régime. C’est la ségrégation sexuelle et genrée qui est au fondement même de la République islamique.

Le régime pourrait-il se maintenir tout en lâchant du lest sur le voile, en cessant de le rendre obligatoire?
Le problème, c’est qu’il ne peut pas reculer sur quelque chose d'aussi constitutif de sa nature.

«Accepter une remise en cause du port obligatoire du voile pourrait provoquer un effet domino menant à l’effondrement de la République islamique»

Cela dit, dans les faits, aujourd’hui beaucoup de jeunes femmes ne portent plus le voile, parce que le phénomène de retrait a pris tant d’ampleur que ladite police des mœurs n’est plus en mesure de faire appliquer partout la loi religieuse. Mais le régime a de la ressource. Il a décidé de mettre en place via l'intelligence artificielle, au moyen de caméras dans les rues, une politique pénale de contraventions pour celles qui ne porteraient pas le voile. Pour le régime, c’est une manière de contourner la difficulté, qui montre qu’il n’est pas prêt à lever l’interdiction du voile.

«La répression est savamment dosée»

Quels sont les piliers du régime, ses armes de répression?
La répression est savamment dosée. Elle est d’une férocité extrême dans les périphéries ethno-confessionnelles, dans le Kurdistan, d’où Mahsa Amini était originaire, et dans le Baloutchistan, deux régions non perses et plutôt sunnites dans un Iran majoritairement chiite.

«Dans ces régions, la répression est militarisée et menée par les Gardiens de la révolution eux-mêmes. Ils tirent à la mitrailleuse lourde»

Dans le reste du pays, qui a connu une multiplicité de manifestations, la répression est sévère et plutôt le fait de corps fonctionnels plus ou moins militarisés, nervis de la répression, tels les bassidjis, une force supplétive associée aux Gardiens de la révolution. Les Gardiens sont une armée parallèle créée en 1979 par l’ayatollah Khomeini, qui n’avait pas confiance dans l'armée régulière (Artesh). Ils forment une garde prétorienne, dont la vocation explicite est de protéger le système politico-religieux iranien.

La répression menée par les bassidjis et d'autres forces supplétives n’en est pas moins violente, d’après les témoignages et informations qui parviennent.
Oui, elle est violente. Elle tue aussi, mais elle n’emploie pas d’armes lourdes comme des mitrailleuses. Ce sont des tirs d'armes à plomb visant, là aussi de façon genrée, plus spécifiquement le visage des jeunes filles, ainsi que leurs parties intimes. La répression implique également des enlèvements et des emprisonnements avec une inflation des viols en prison. Les hommes, la plupart jeunes, font face à une terrible répression institutionnelle.

«Dix-huit peines de mort par pendaison ont été prononcées, et quatre ont été exécutées. Il s’agit de terroriser cette jeunesse et surtout de circonscrire autant que faire se peut la contestation dans les grands centres urbains, même si la jeunesse en révolte s’efforce de maintenir une solidarité d’action trans-provinciale avec les régions périphériques du pays.»

«La régime parie sur la peur du chaos dans la population»

Peut-on parler d’un soutien majoritaire des Iraniens au mouvement de révolte? Non que le régime soit soutenu par la population, mais la crainte d’un basculement dans le chaos, éventuellement une guerre civile en cas de chute du régime, pourrait expliquer que celui-ci soit toujours debout, non?
C’est exactement le calcul que fait le régime. Il parie sur ces craintes et s’accommode donc très bien de l’absence d’une opposition politique constituée qui pourrait prendre la relève en cas d’effondrement de l’actuel cadre politico-religieux. Le régime joue sur l’inconscient collectif de la société iranienne. Je parle ici surtout des parents, pas des jeunes contestataires. Les parents, pour parler schématiquement, ne veulent pas connaître une nouvelle révolution, revivre un basculement comparable à celui de 1979, avec toutes ses inconnues ni les affres des «printemps arabes».

Les printemps arabes agissent-ils chez eux tel un repoussoir?
Les parents sont effrayés à l’idée des conséquences qu’ont eues les «printemps arabes». Ils craignent un chaos, voire une guerre civile, ce qu’on ne peut pas tout à fait exclure, si le régime chute. Cela expliquerait cette espèce d’inhibition chez eux, encore plus chez les grands-parents, comparée à la fougue de la jeunesse, qui, elle, pour le coup, ne prend pas en compte ce type de considérations. Ce n’est pas la peur du chaos qui l’arrêtera même si elle est terrorisée par la répression en cours qui s’abat sur elle.

«La société iranienne est de plus en plus sécularisée»

N'assiste-t-on pas en Iran aux limites politiques d’une révolte de nature horizontale, pour reprendre vos termes? On a constaté des contradictions dans les printemps arabes, ou plus tard lors du Hirak en Algérie, les uns aspirant à une société libérale, d'autres à plus de religion encore. Y a-t-il également des contradictions au sein de la révolte iranienne?
Non, il n'y a pas ce genre de tensions dans la révolte de la jeunesse iranienne. Là encore, c’est ce qu’essaie de diffuser le régime. Le soulèvement de la jeunesse iranienne n’est pas comparable au Hirak algérien de 2019. Contrairement à la société algérienne par exemple, la société iranienne est de plus en plus sécularisée, voire pro-occidentale. A contrario du régime.

«Il y a même le développement d'une forme d'athéisme en Iran, même s'il est difficilement mesurable. Il demeure que beaucoup de mosquées sont vides. Il ne faut pas se fier aux images de propagande du régime montrant certaines mosquées pleines, dont les fidèles scandent des slogans anti-occidentaux. La société iranienne ne veut plus entendre parler d'islam politique. Là-dessus, il y a une forme de consensus à défaut d'une unanimité.»

Où sont les dissensions, alors?
Elles sont plutôt générationnelles, en termes d’inhibition, comme je l’évoquais précédemment. Il y a une angoisse profonde liée à la terreur inspirée par le régime. Ce qui explique aussi qu’il n’y ait pas eu de manifestations de masse jusqu’à présent. La jeunesse est entrée dans une guerre d’usure avec le régime, qui prend de multiples formes.

Lesquelles?
Un peu moins de manifestations aujourd’hui, en raison des condamnations à mort et du traitement épouvantable des prisonniers dans les centres de détention, mais des cris «mort au dictateur», le soir, sur les toits ou dans les cages d'escalier, interrompus à l'arrivée des bassidjis, mais qui reprennent ailleurs. Sur les réseaux sociaux, une campagne invite les Iraniens à retirer leur argent des banques pour exprimer leur défiance vis-à-vis du régime.

«Aujourd’hui, l'écrasante majorité de la population ne se reconnaît plus dans la République islamique»

Rien ne semblait pouvoir résister aux révolutions des années 1970 menées dans une partie du monde musulman. Des révolutions associées soit au nationalisme, soit à l’islamisme, contre un seul et même ennemi, l’impérialisme occidental. Ne demeure-t-il pas en Iran un fort anti-impérialisme, qui peut consister à voir dans l’aspiration à la liberté de la jeunesse le danger d'un alignement sur l’Occident?
Cela ne semble pas être le cas aujourd’hui en Iran. En revanche, oui, nous n’avons pas affaire à une révolution de type bolchevik ou islamiste, très solide dans ses fondements théoriques.

«Nous assistons en Iran à un processus à caractère révolutionnaire qui n’est pas encore une révolution constituée»

Mais ce processus n’en est pas moins profondément révolutionnaire. La jeunesse ne veut plus du régime islamique, elle ne veut plus des prescriptions religieuses, de la ségrégation religieuse. Dans les cantines universitaires, les jeunes ont cassé la séparation physique entre filles et garçons. Chez nous, en Europe, au début du soulèvement, certains courants néo-féministes n’ont pas nécessairement compris réellement ce qu’il se passait en Iran, relevant le fait que les femmes iraniennes réclamaient le droit de ne pas porter le voile comme ici des femmes réclameraient celui de le porter. Mais si le voile est apparu comme le premier argument de la révolte en Iran, c’est parce que, en soi, ôter son voile, c’était simultanément remettre en cause un des fondements du système de la République islamique en laissant entrevoir une perspective de sortie de l’islam politique.

«Le "jeter du turban", ce jeu provocateur qui consiste à ôter le turban des religieux, n’est pas qu’anecdotique. La cause en est simple: le clergé est détesté. Tout ce qui renvoie au religieux en tant que tel aujourd’hui est conspué par une majorité d’Iraniens»

S’il devait y avoir un changement de régime s’accompagnant d’une sécularisation des institutions du pays, l’Iran voudrait-il toujours avoir sa bombe nucléaire?
C’est une question qu’on peut se poser. On a tendance à penser, et à mon avis à raison, que c’est le régime islamique iranien qui pense à la bombe nucléaire, pas la population. Mais il y a par ailleurs une véritable fierté nationale de tous les Iraniens à pouvoir se prévaloir de l’expertise en termes de maîtrise du cycle nucléaire. Cela ne veut pas dire que les Iraniens ont spécialement envie de posséder la bombe. Il se trouve que le régime la veut peut-être, parce que pour lui, c’est aussi une assurance potentielle pour son maintien. On peut espérer qu’en cas de changement de régime en Iran, il n’y ait pas ces velléités de militarisation du programme nucléaire qu’on constate aujourd’hui.

David Rigoulet-Roze, codirecteur de l'ouvrage collectif «La République islamique d'Iran en crise systémique. Quatre décennies de tourments», L'Harmattan, 2022, 334 pages.

Affrontement étudiants-police durant les manifestations en Iran
Video: watson
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