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Interview: L'Europe a fait confiance à Poutine mais a eu tort

L'historien Heinrich August Winkler s'exprime au sujet de Vladimir Poutine. Selon lui, Angela Merkel et le gouvernement allemand ont laissé la situation actuelle se produire.
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«Nous pourrons discuter avec Poutine, mais plus jamais lui faire confiance»

L'invasion de l'Ukraine par la Russie a montré de manière flagrante une certaine inefficacité des politiques étrangères occidentales, Etats-Unis en tête. Mais l'espoir subsiste pour l'Occident, affirme l'historien allemand Heinrich August Winkler.
11.09.2022, 07:5911.09.2022, 08:47
Florian Harms et Marc von Lüpke / t-online
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t-online

L'invasion russe stagne en Ukraine. Sur le plan géopolitique, la situation n'est pour autant pas réjouissante, car Vladimir Poutine profite du fait que l'Occident n'est pas uni contre lui.

Heinrich August Winkler gilt ist einer der profiliertesten Historiker Deutschlands. Er spricht sich für einen harten Kurs des Westens gegenüber Wladimir Putin aus.
Heinrich August Winklerkeystone

C'est l'avertissement lancé par Heinrich August Winkler, l'un des plus importants historiens allemands. Selon lui, les démocraties occidentales doivent s'unir dans leur opposition à Poutine. Sinon, l'Ukraine pourrait ne pas être la dernière victime de la soif de grandeur de la Russie.

Face à l'invasion russe de l'Ukraine, les pays occidentaux ont réagi contre Poutine avec des sanctions. Mais les pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine restent fidèles à Moscou. L'influence des démocraties occidentales sur le reste du monde s'érode-t-elle?
Heinrich August Winkler: L'Occident a cessé depuis longtemps de dominer le monde. Mais son grand projet normatif est toujours d'actualité: l'application dans le monde entier des droits de l'homme, considérés comme inaliénables.

L'invasion de l'Ukraine est un énorme revers pour ce projet. Mais l'Occident est loin d'être vaincu

Comment l'Occident peut-il susciter l'enthousiasme pour la démocratie et l'État de droit lorsqu'une dictature comme la Russie continue d'exercer une influence grâce à son pétrole et son gaz bon marchés? Ou que la Chine, qui distribue des milliards d'euros sur le globe, se permet d'ignorer sans vergogne les violations des droits de l'homme sur son sol?
Les démocraties occidentales disposent d'une capacité d'autocritique, et à cet égard, nous sommes de loin supérieurs à Vladimir Poutine. L'histoire de l'Occident est aussi celle de violations brutales de ses propres valeurs. Pensez à l'esclavage et au racisme, au colonialisme et à l'impérialisme. Tout cela doit être dénoncé et il faut travailler sur ces sujets encore et encore. L'Occident y gagnera en crédibilité et en respect.

En attendant, on peut certainement parler d'une politique néocoloniale de la part de Moscou et de Pékin
Heinrich August Winkler

Dans certains pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, les hommes politiques sont d'ailleurs désormais parfaitement conscients que la coopération avec la Russie ou la Chine finira par leur coûter quelque chose...

Que voulez-vous dire ?
Moscou et Pékin exigent des contreparties à leurs aides, comme l'accès aux matières premières ou des privilèges commerciaux. Souvent, elles ne sont pas à l'avantage des pays concernés.

Pourtant, la politique européenne vis-à-vis de la Russie a été tout sauf crédible ces dernières années. Prenez votre pays, l'Allemagne: après l'annexion de la Crimée par Poutine en 2014, elle a continué à acheter en masse du gaz russe. Elle continue de le faire aujourd'hui, malgré des tentatives de pression sur Poutine.
Je ne comprends pas comment l'Allemagne a pu, après l'annexion de la Crimée, rester les yeux fermés face à cette dépendance énergétique vis-à-vis d'une puissance expansionniste comme la Russie. C'est le poids des intérêts économiques qui ont fait pencher la balance. Face à celui-ci, toutes les déclarations politiques et humanitaires se sont révélées vides de sens.

Les gouvernements occidentaux pourront-ils un jour faire à nouveau confiance à Poutine? Ce serait la condition préalable à un cessez-le-feu stable en Ukraine.
Lui faire confiance? Non.

Même si nous devrons à nouveau discuter avec Poutine, nous ne pourrons plus jamais lui faire confiance
Heinrich August Winkler

En 2014, avec l'occupation et l'annexion de la Crimée, Poutine a clairement montré qu'il ne respectait plus l'ordre de paix européen établi dans la Charte de Paris, après la fin de la Guerre froide. A l'époque, tous les Etats membres de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) s'étaient mutuellement assurés de leur souveraineté nationale et de leur intégrité territoriale, ainsi que du droit de pouvoir choisir librement leurs alliances. Poutine ne veut plus rien savoir de tout cela. Pour le chef du Kremlin, il n'y a désormais plus qu'un seul objectif: revenir en arrière autant que possible sur la chute de l'Union soviétique, qu'il qualifie de «catastrophe géopolitique». C'est ce qui rend la situation si dangereuse pour l'Occident.

File--- File photo shows German Chancellor Gerhard Schroeder, right, welcoming Russia's President Vladimir Putin in Berlin, Germany, Thursday Sept. 8, 2005. Local officials with German Chancellor ...
Vladimir Poutine et Gerhard Schröder, au début des années 2000.keystone

Quelle est la responsabilité de l'Allemagne dans l'escalade de la crise ukrainienne?
Lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, le chancelier était le social-démocrate Gerhard Schröder, dont la politique vis-à-vis de la Russie n'était pas très réaliste. Sa successeure, la conservatrice Angela Merkel, a mené une politique plus clairvoyante. Mais en matière de politique énergétique, elle a suivi la voie de Schröder. Le projet de gazoduc Nord Stream 2, commencé en 2011 et qui n'a jamais vu le jour, a été un désastre.

La démarche d'Angela Merkel a été une erreur stratégique

Ce n'est pas pour rien que la Pologne et les pays baltes ont exprimé à plusieurs reprises de graves réserves. Sans parler des préoccupations existentielles de l'Ukraine.

Pourquoi les hommes politiques allemands de tous les partis sont-ils restés sourds à ces préoccupations?
Les Allemands se sont laissés berner par la rhétorique habile de Poutine, notamment au cours des premières années de sa présidence.

Beaucoup n'ont pas vu les signes avant-coureurs d'une transformation agressive et nationaliste de la Russie

Ou n'ont pas voulu les reconnaître. La Pologne et les pays baltes ont observé cette évolution de très près, tandis que Berlin a persistait à entretenir une relation peu critique avec la Russie.

D'où vient cette erreur d'appréciation allemande au sujet de Moscou?
Ces dernières années et jusqu'à récemment, j'ai eu le sentiment que certains hommes politiques allemands, et surtout d'anciens hommes politiques, se voyaient guidés par une mission d'alliance des superpuissances: si l'Allemagne et la Russie pouvaient s'entendre, alors tout irait pour le mieux en Europe centrale et de l'Est. Mais cette façon de penser s'est révélée arrogante et extrêmement dangereuse. En Pologne, quand on parle d'entente germano-russe, on pense rapidement à la division forcée de l'Etat polonais, qui date du 18e siècle déjà. A l'époque, la Prusse, l'Autriche et la Russie ont mis fin à l'existence de la Pologne, qui était alors un Etat souverain depuis plus de 100 ans.

Et tout le monde connaît l'alliance entre Hitler et Staline en 1939, avant que les deux pays envahissent la Pologne depuis l'Ouest et l'Est

Officiellement, cet accord a été qualifié de pacte de non-agression, mais il s'agissait en réalité d'un double pacte d'agression. La première victime de cette complicité germano-russe fut la Pologne, suivie par la Lituanie, l'Estonie et la Lettonie. L'Allemagne d'aujourd'hui ne peut pas se permettre d'oublier ce fait historique si elle veut prendre son passé au sérieux. Cela implique également une prise de conscience: l’Allemagne n'a pas seulement une obligation envers la Russie — en raison de l'invasion allemande de l'Union soviétique en 1941 —, mais aussi envers les républiques soviétiques d'Ukraine et de Biélorussie de l'époque.

L'Allemagne se considère comme une «puissance de paix», ce pour quoi elle a été expressément félicitée par le secrétaire général de l'ONU António Guterres à l'occasion du 75e anniversaire des Nations unies. Avons-nous oublié de tirer les leçons de la guerre froide, à savoir que la paix a un prix?
Certains ne veulent pas entendre parler. La gauche allemande se targue volontiers de l'héritage de la politique de détente du chancelier social-démocrate Willy Brandt avec le bloc de l'Est, dans les années 1970. Mais même cette politique impliquait une dissuasion militaire crédible, y compris de nature nucléaire.

Or, ces dernières années, l'équipement de l'armée allemande a été négligé de manière presque criminelle

La politique de détente de Willy Brandt n'a été possible que parce que, à cette époque, l'Union soviétique est passée d'une puissance expansive en une puissance de statu quo. A la fin des années soixante, l'Union soviétique voulait en premier lieu garantir la zone d’influence qu'elle avait acquise à la fin de la Seconde Guerre mondiale et avait accepté l'«équilibre de la terreur». Le problème, c'est que le souvenir de cette politique a suivi les dirigeants allemands, sans vouloir reconnaître que des changements politiques importants étaient intervenus dans le pays depuis la chute du Mur.

Poutine a désormais autre chose en tête: il veut faire resurgir l'empire russe, par la force s'il le faut

Ce sont donc plutôt les sociaux-démocrates allemands qui se sont laissés berner par la Russie, mais dans les rangs conservateurs aussi, on trouve de nombreux défenseurs d'une politique favorable à Moscou qui ne voulaient pas voir dans quelle direction Poutine menait son pays.

Après la chute de l'Union soviétique, beaucoup en Occident ont cru que la Russie pourrait devenir une démocratie libérale à l'occidentale. Etait-ce illusoire?
Historiquement, la Russie s'est développée de manière totalement différente des Etats occidentaux. En Occident, une tradition de séparation des pouvoirs et de la présence de l'Etat de droit s'est développée graduellement depuis le haut Moyen Age. Cette séparation concernait alors plutôt le pouvoir spirituel et le pouvoir politique terrestre. Mais cela n'a jamais existé dans la Russie, marquée par l'orthodoxie byzantine. Sous le tsarisme, tout était soumis à la suprématie du tsar et la tradition d'Etat de droit et de liberté n'ont pas pu s'y développer. Et le peu d'acquis civils et d'Etat de droit présents lors de la révolution russe d'octobre 1917 ont été détruits par les bolcheviks.

En 1991, impossible de rattacher la Russie post-soviétique à un héritage d'Etat de droit: il n'y en avait pas

Je ne parle même pas d'héritage démocratique. Nous l'avons souvent négligé en Occident.

epaselect epa09421878 Russian President Vladimir Putin (L) and German Chancellor Angela Merkel (R) during their meeting in the Kremlin in Moscow, Russia, 20 August 2021. German Chancellor is on a work ...
Pour Winkler, la politique russe d'Angela Merkel était empreinte de réalisme, mais elle s'est montrée naïve par moments.keystone

Déjà sous l'ancien président Boris Eltsine, souvent moqué, une partie des intellectuels russes s'était tournée vers un nationalisme anti-occidental.
C'est vrai. Mais c'est sous Poutine que tout cela a pris son véritable essor.

Aujourd'hui encore, une partie de l'élite russe ne s'est manifestement pas remise de la perte de l'Empire soviétique. Une défaite militaire en Ukraine pourrait-elle changer la culture politique de la Russie pour le mieux?
Poutine ne doit pas sortir vainqueur de la guerre, car cela affaiblirait encore plus l'opposition et la société civile, déjà marginalisées, et l'encouragerait à poursuivre ses agressions. Mais malgré tous nos espoirs, nous devons rester modestes. Si, au sein de l'élite russe au pouvoir, les forces qui reconnaissent que la politique de Poutine nuit de manière catastrophique aux intérêts russes gagnent du terrain, ce sera déjà beaucoup.

Car si Poutine continue sur sa lancée, la Russie risque de devenir un satellite de la Chine

En Allemagne, les appels à assouplir la ligne dure contre la Russie se multiplient désormais. Plusieurs politiciens du Parti social-démocrate (SPD) se sont prononcés contre la livraison de nouvelles armes lourdes à l'Ukraine et demandent un cessez-le-feu. Qu'en pensez-vous?
Il est prétentieux de vouloir dicter aux Ukrainiens attaqués de quelle manière et quand ils doivent mettre fin à cette guerre. Ils ont tout à fait le droit de défendre leur pays. Le gouvernement fédéral allemand dirigé par Olaf Scholz a déclaré sans équivoque que personne n'avait le droit d'imposer la paix à l'Ukraine et que l'Allemagne la soutiendrait en armes aussi longtemps que nécessaire. C'est une bonne chose.

Le SPD voit également d'un œil critique les conséquences du «changement d'époque» initié par Olaf Scholz. Ce changement doit permettre à l'armée allemande, la Bundeswehr, d'être à nouveau en mesure de défendre le territoire allemand et les partenaires de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan).
Le changement d'époque s'opère depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et s'est accentué depuis l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022. L'Allemagne ne peut plus revenir en arrière après le discours du chancelier du 27 février dernier sans perdre sa crédibilité dans le monde entier. (réd: Olaf Scholz avait promis d'augmenter le budget de la Bundeswehr de 100 milliards d'euros)

Russian President Vladimir Putin, right, and German Chancellor Olaf Scholz attend a joint news conference following their talks in the Kremlin in Moscow, Russia, Tuesday, Feb. 15, 2022. Putin says Mos ...
Olaf Scholz et Vladimir Poutine le 15 février 2022, dix jours avant l'invasion de l'Ukraine.keystone

Lors d'un discours à Prague, Olaf Scholz a demandé une force d'intervention rapide de l'Union européenne (UE) avec un quartier général et une défense aérienne européenne propre. Est-ce vraiment réaliste, au vu de la fragmentation des structures militaires de l'UE?
Le discours de Prague esquisse un programme pour l'avenir avec une série d'exigences concrètes sur lesquelles l'UE a peu de chances de se mettre d'accord pour le moment. Certains points relèvent de la quadrature du cercle, comme par exemple la demande d'un droit de vote plus représentatif, donc en quelque sorte «égal», pour le Parlement européen. Tant que l'UE dans son ensemble ne parvient pas à se mettre d'accord sur des réformes fondamentales, les États qui se rejoignent sur les objectifs essentiels doivent coopérer aussi étroitement que possible. Cela vaut surtout pour la politique étrangère et de sécurité, qui joue à juste titre un rôle important dans le discours de Scholz.

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Le chancelier social-démocrate Olaf Scholz continue de soutenir les livraisons d'armes à l'Ukraine. Une attitude judicieuse, selon Winkler.keystone

Les nombreuses crises dans le monde exigent que les pays occidentaux agissent avec une unité maximale. Or est-ce possible lorsque la puissance dominante, les Etats-Unis, se trouve dans une situation politique interne aussi délicate qu'aujourd'hui?
Si Poutine s'impose et qu'il a l'impression que l'Occident le laisse faire, l'Ukraine ne sera certainement pas la dernière victime de ses ambitions expansionnistes.

L'Occident devrait agir de manière unie et urgente, mais ne le fait pas

En Europe, la Pologne et la Hongrie remettent en question les valeurs occidentales de l'UE en mettant à mal l'Etat de droit, et les Etats-Unis sont en crise. Nous devons même envisager le pire des scénarios: une victoire électorale de Trump ou d'un trumpiste en novembre 2024.

Dans ce cas, risque-t-on? Certains experts voient une scission des Etats-Unis, voire une guerre civile?
Aux Etats-Unis, ce risque fait l'objet de discussions sérieuses.

Une deuxième présidence de Trump serait une catastrophe pour l'histoire mondiale

Nous ne pouvons qu'espérer que les forces patriotiques constitutionnelles américaines s'imposeront au-delà des frontières des partis. Par ailleurs, l'UE doit continuer à développer ses relations avec son autre partenaire de l'Atlantique Nord, le Canada.

Pour conclure, revenons à l'Allemagne et l'Europe. L'inflation, élevée, inquiète beaucoup de gens, les prix de l'énergie grimpent en flèche, le service de protection de la constitution met en garde contre une montée des extrémistes. Dans quelle mesure la démocratie se montrera-t-elle stable dans cette crise?
Si l'on devait en arriver à une évolution qui ne serait plus caractérisée par une croissance économique constante et un quasi-plein emploi, nous serions alors confrontés à la plus grande épreuve que la démocratie ait connue depuis qu'elle existe.

Je fais toutefois le pari que les partis démocratiques sont suffisamment forts pour relever un tel défi

En Allemagne, contrairement à la République de Weimar avant 1933, il existe désormais suffisamment de forces démocratiques capables de se défendre avec succès contre toute menace autoritaire ou même totalitaire.

Traduit et adapté de l'allemand par Anne Castella

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