Voilà six mois que Giorgia Meloni a été nommée présidente du Conseil des ministres en Italie, après avoir remporté des élections à la tête d'un parti issu du néo-fascisme. En raison de ses positions souverainistes et ultra-conservatrices, notamment au sujet de l'immigration et des minorités LGBTQI+, son accession au pouvoir a suscité beaucoup d'inquiétudes. Qu'en est-il aujourd'hui? Les réponses d'Hervé Rayner, maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne et spécialiste de l'Italie.
Comment peut-on qualifier les six premiers mois de Giorgia Meloni au pouvoir?
Hervé Rayner: Ce qui a marqué d'emblée les débuts de Giorgia Meloni à la présidence du Conseil des ministres a été la continuité avec l'agenda Draghi. Le président du Conseil sortant a d’ailleurs facilité cette transition lors de sa gestion des affaires courantes. Au moment d'accéder au pouvoir, la nouvelle première ministre se trouvait dans une position contraignante, liée à deux grands dossiers déjà en cours: la mise en oeuvre du Plan national italien de relance et de résilience et l'adoption, quelques semaines seulement après la formation du nouveau gouvernement, de la loi de finances pour 2023.
Au moment de son élection, il était souvent question des racines néo-fascistes de son parti, Fratelli d'Italia. Cela s'est-il vu, dans les faits?
Jusqu'à présent, l'héritage néo-fasciste de Fratelli d'Italia a surtout été visible dans les déclarations publiques de certains membres du parti: le ministre de l'Agriculture et beau-frère de Giorgia Meloni, Francesco Lollobrigida, a récemment fait scandale en mettant en garde contre «le remplacement ethnique» des Italiens par les migrants. Ignazio La Russa, l'actuel président du Sénat, a affirmé que l'antifascisme n'est pas présent dans la Constitution. Ces prises de parole ne constituent pourtant pas encore des politiques publiques, et elles font penser à une vieille stratégie berlusconienne: formuler des propos polémiques et affirmer par la suite qu'on a été mal compris. L'objectif est d'occuper en permanence la scène médiatique.
Cela est-il également le cas pour Giorgia Meloni?
Giorgia Meloni est tiraillée par une culture politique qu'elle doit assumer et la volonté d'acquérir une forme de respectabilité au niveau international. La difficulté, c'est que cela implique de renier une partie des manières de voir et des croyances très prégnantes au sein de son parti.
Certains membres de Fratelli d'Italia doivent également apprendre à endosser le rôle de ministre. C'est un dilemme, car pour ce faire, il faut aller contre nature. L'exemple des déclarations polémiques du ministre de l'Agriculture le montre clairement: ses manières de voir le monde, propres à son parti, lui ont été inculquées pendant sa socialisation militante. Il lui faut apprendre l'autocensure, et ce n'est pas facile.
La position de Meloni vis-à-vis des migrants a suscité beaucoup d'inquiétudes. Ces craintes étaient-elles justifiées?
Il s'agit encore une fois d'un exercice d'équilibriste. Quand Giorgia Meloni était à l'opposition, elle était la première à s'insurger à chaque nouveau débarquement. Maintenant qu'elle est au pouvoir, sa réaction est différente: face à l'important afflux de migrants de ces dernières semaines, elle en appelle désormais aux autorités européennes et demande à l'UE davantage de solidarité. Venant de la part d'une politicienne souverainiste et eurosceptique, c'est un aveu d'impuissance: cela revient à dire que, sans l'aide des autres pays européens, l'Italie ne peut rien faire. D'autres pays de l'UE n'ont par ailleurs pas hésité à le faire remarquer.
Ces contradictions peuvent-elles être contre-productives?
Oui. La réponse de Giorgia Meloni à la crise des migrants risque de mettre en difficulté son parti vis-à-vis de son électorat et le pays vis-à-vis de ses alliés européens, qui sont la Hongrie de Viktor Orbán et la Pologne de Mateusz Morawiecki. Or ces deux Etats s'opposent à une gestion commune de l'immigration. L'Italie devrait alors se trouver des alliés ailleurs, ce qui n'est pas facile, Rome n'étant pas en de bons termes avec la France.
Qu'en est-il de l'opposition, justement?
L'opposition reste très divisée et parcellisée. L'accès d'Elly Schlein à la tête du PD a relancé le parti, qui se retrouve pourtant devant un dilemme: doit-il s'allier avec le Mouvement Cinq Etoiles? Malgré ses résultats, ce dernier ne se porte pas très bien. Pour l'instant, Giorgia Meloni peut donc compter sur une opposition faible.
Les droits des personnes LGBTQI+ suscitaient également des préoccupations. Les craintes de l'époque trouvent-elles une confirmation aujourd'hui?
Il y a eu une offensive, surtout au niveau local, contre l'adoption d'enfants par les couples homosexuels, que certains maires refusent d'inscrire à l'état civil. Cela risque d'être contre-productif: l'Europe n'accueille pas favorablement ces actions, qui font apparaître l'Italie comme un pays rétrograde. Cela risque de rapprocher encore plus le pays de la Hongrie, voire de la Russie au niveau idéologique, et de l'éloigner des Etats européens plus progressistes comme l'Espagne, l'Allemagne ou les pays scandinaves.
Un éditorial du Guardian affirmait récemment que Giorgia Meloni a réussi à normaliser l'extrême droite en Italie pendant ses six premiers mois au pouvoir. Qu'en pensez-vous?
La situation peut se résumer comme un exercice d'équilibriste difficile à tenir. Giorgia Meloni et Fratelli d'Italia puisent leurs racines dans la nostalgie du fascisme. D'importantes figures du parti conservent de forts liens avec cette période, comme Ignazio La Russa, fils d'un dirigeant fasciste. Ce n'est pas le cas de Giorgia Meloni, mais elle a été socialisée dans ces milieux-là depuis le début de sa carrière militante et politique, à l'âge de 15 ans. Il y a donc un projet clair de droitisation du pouvoir en Italie.
Cette tension se retrouve chez tous les types d'acteurs, qui agissent en fonction du contexte. Si des forces très à droite devaient arriver au pouvoir en Espagne ou en France, ce qui semble être de plus en plus possible, l'exécutif italien n'aurait plus besoin de faire autant de concessions à Bruxelles, comme c'est actuellement le cas.