Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, «Strelkov» (traduisez: le «Tireur»), Igor Girkin de son vrai nom, tire loin du front, depuis son bureau de Moscou. Dans son viseur? Les défaillances de «l'opération militaire spéciale».
Depuis le 24 février 2022, l'ex-ministre de la République autoproclamée de Donetsk, 51 ans, clame bruyamment sur ses réseaux sociaux tout le mal qu’il pense de l'offensive russe. N'y voyez là aucune tentative de protéger les Ukrainiens. Les objectifs de guerre du «Tireur» sont plus extrêmes encore que ceux du Kremlin.
D'où la liberté d'expression dont jouit Igor Girkin de la part du Kremlin. Y compris lorsque cet ultra-nationaliste de la première heure accuse les autorités russes de vivre «sur la planète des poneys roses» ou qu'il se moque des frappes «ridicules» sur Kiev.
Igor Girkin, son truc, c'est plutôt d'appeler à la «guerre totale», à l'utilisation de frappes nucléaires tactiques pour «conduire 20 millions de réfugiés en Europe» ou encore à se débarrasser du ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou, par un peloton d'exécution.
Dans les années 1990, l'ancien colonel est passé par tous les grades et par toutes les guerres: Transnitrie, Bosnie, Tchétchénie.
Fort de son expérience, lassé des déconfitures et du «manque d'agressivité» de l'armée russe dont il n'a cessé de proclamer la fin, Igor Girkin a décidé d'agir. Enfin autorisé à repartir sur le front, le franc-tireur a retrouvé cette semaine les joies du terrain, à la tête d'une unité spéciale de volontaires.
Бахмутський напрямок, обстановка pic.twitter.com/zHDDNyhvdB
— IgorGirkin (@GirkinGirkin) October 15, 2022
Un retour sur le sol d'Ukraine dont plusieurs canaux patriotiques russes se sont fait les fiers étendards. Parmi eux, son épouse, Miroslava Reginskaya.
Il n'en fallait pas plus pour mettre les Ukrainiens dans tous leurs états - en particulier le ministère de la Défense, qui promet une récompense de 100 000 dollars pour la capture de l'homme qu'elle estampille de longue date du titre «terroriste».
L'Ukraine n'a pas eu besoin de cette mise à prix pour empêcher Igor Girkin de dormir.
Lorsque Vladimir Poutine décide d'annexer la Crimée en 2014, il est aux premières loges. Au printemps, «Strelkov» s'installe dans la ville Sloviansk, d'où il organise la rébellion armée contre le pouvoir central de Kiev. Flanqué d'une cinquantaine de mercenaires, le colonel qui s'est taillé une réputation de violence, fonce sur le Donbass et déclenche une rébellion. La région s'embrase.
Se félicite-t-il lors d'une interview pour Zavtra, magazine russe qui épouse ses vues impérialistes.
Le 15 avril, il est frappé d'un mandat d'arrêt par les autorités ukrainiennes pour entreprise criminelle et le 21 mai pour terrorisme séparatiste.
Le «Tireur» fédère les milices et devient incontournable, un héros dont on colle le portrait dans les rues de Donetsk. Au point de s'arroger le poste de ministre de la Défense de la fantoche «République populaire de Donetsk» (DNR).
L'euphorie de «Strelkov» sera de courte durée: à l'été 2014, déboires militaires et négociations de paix avec Kiev et les Occidentaux changent la donne. Sans compter la destruction du vol MH17 de la Malaysia Airlines, au-dessus de l'Ukraine, par un missile tiré depuis le territoire séparatiste. Un crash qui se solde par 298 victimes et le désaveu de ses responsables.
Sans oublier les poursuites judiciaires pour homicide de la justice néerlandaise qui le poursuivent encore aujourd'hui. N'en déplaise au virulent colonel, qui affirme n'en avoir rien à cirer, il est encore sous le coup d'un mandat d'arrêt international et risque la prison à perpétuité. Le verdict final est attendu pour novembre.
Cette série d'incidents pousse Moscou à réviser ses plans: les représentants russes dans la région séparatiste, devenus gênants, sont écartés. Le «Tireur» est gentiment sommé de poser sa démission et de quitter sa bien-aimée République de Donetsk. Le pouvoir est placé entre les mains des rebelles locaux.
De la «Novorossia» (en français: «nouvelle Russie», territoire théorique qui englobe huit régions ukrainiennes, dont ceux de Donetsk et de Lougansk), il n’est plus question. Perspective insupportable pour le militaire déchu qui veut encore croire à la conquête de cette terre promise. Un vieux fantasme qui fait saliver tous les nostalgiques de l’empire russe, ressorti des placards de l’Histoire par Vladimir Poutine.
De retour à Moscou, notre ancien colonel se voue corps et sans armes dans deux nouveaux combats: l'un entre la Russie et l'Occident, et l'autre contre sa propre disparition du paysage médiatique russe.
Sa chère «Novorossia» toujours à l'esprit, Igor Girkin fonde une nouvelle organisation à son nom. Ce mouvement social se donne pour mission de fournir aide humanitaire, médicaments, munitions et uniformes aux militaires des républiques séparatistes ukrainiennes. Le groupuscule réunit d'abord peu d'adeptes mais lui permet de rencontrer sa future femme, Miroslava, étudiante en droit et secrétaire personnelle au sein de Novorossia.
Depuis huit ans, celui qui se dit condamné à «attendre une crise sérieuse», partage son temps entre sa vie de famille, son engagement pour Novorossia et ses critiques virulentes du gouvernement.
Persuadé que des «milliers de personnes attendent son appel», l'ultra-nationaliste amer ronge son frein et attend son heure.
Girkin le Flingueur a eu raison de sa patience. Quelques jours seulement avant l'invasion de l'Ukraine, le 24 février 2022, la reconnaissance du Donbass et de la Crimée en tant qu'Etats indépendants prouve aux ultra-nationalistes que Poutine et les élites dirigeantes russes sont acquis à leur cause.
Le jour du lancement de l'«opération militaire spéciale» achève presque de satisfaire la bande des ultra-nationalistes. A l'exception bien sûr d'un éternel mécontent, Igor Girkin, qui bougonne auprès de ses 581 000 abonnés sur Telegram:
Depuis, le «Tireur» qui se décrit lui-même comme un «opposant», tire tous azimuts sur le pouvoir, son manque de stratégie et son impréparation.
Un exemple de ces quelques personnalités sapant ouvertement l'autorité de Poutine et qui brandissent la menace de son remplacement, si le président russe n'entame pas d'actions plus extrêmes à l'égard de l'Ukraine. De rares voix dissidentes qui font éclater de la «verticale du pouvoir» soigneusement mise en place par le maître du Kremlin. Bref:
Car si la purge des opposants et des journalistes au début de la guerre s'est révélée être une tâche relativement aisée, réprimer les ultra-nationalistes s'avère être un exercice nettement plus périlleux. Et ça, Igor Girkin le sait mieux que quiconque.