Malgré un vaste champ de blés bien fournis aux épis gorgés de soleil, Serguiï Dovjenko est fébrile; ces dernières semaines, des drones russes ont tué des cultivateurs dans sa région de Dnipropetrovsk, au centre est de l'Ukraine. Bien que ciblée par les attaques aériennes, cette région industrielle était jusqu'alors épargnée des combats qui font rage sur le front.
Mais après des mois d'intenses affrontements, Moscou a grignoté le territoire jusqu'à revendiquer trois localités, Datchné le 7 juillet, Maliïvka le 26 juillet et Sitchnévé le 5 août, une première en trois ans d'invasion de l'Ukraine.
Maintenant il regarde constamment le ciel, les drones explosifs russes pouvant voler jusqu'à lui, à une trentaine de kilomètres du front. À cause d'eux, «les champs brûlent, dit-il. Les gens partent, laissant derrière eux des terres nues». Face à cette avancée, Kiev continue de construire des lignes de défense, de plus en plus profondément vers l'ouest. Ces dernières semaines, les terres de Serguiï se sont griffées de larges tranchées et hérissées de barbelés.
«C'est peut-être la dernière année que nous récoltons ici... Ce sera probablement la dernière,» lâche l'agriculteur. Moscou revendique l'annexion de cinq régions de l'Ukraine, dont quatre sont toujours partiellement contrôlées par Kiev. Franchir la frontière virtuelle de celle de Dnipropetrovsk pourrait conduire le Kremlin à revendiquer l'ensemble de ce territoire, grand comme la Belgique.
Mais dans les rues de Mejova, ville garnison proche des combats, les soldats ukrainiens réfutent la prise du village de Datchné, assurant que les troupes russes y ont pénétré avant d'en être repoussées.
Au sud de la ville, peu de gens s'aventurent sur la route qui mène vers les combats, à 12 kilomètres. À part Olya et Zoya, qui, assises sur un banc, regardent un nuage de fumée noire s'élever au-dessus d'un champ calciné: un cultivateur a été pris pour cible par un drone FPV. La semaine auparavant, un de leurs amis a été tué de la même façon,
«Nous espérions que les troupes feraient demi-tour», se désole Olya, 71 ans, qui assure que la situation s'est aggravée début juillet, quand Moscou a atteint la frontière de la région. Si elle a prévu de partir à contrecœur, Zoya, 72 ans, s'y refuse, ne voulant laisser sa vache Lypka: «Je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre, dit-elle avant de fondre en sanglots. Pas assez longtemps pour voir la victoire ukrainienne».
A 80 km de là, le centre pour déplacés de Pavlohrad, grande ville de la région, ne désemplit pas. Des centaines de personnes se déversent de fourgons, quand s'entassent valises, sacs plastiques et animaux de compagnie. Certains pleurent au téléphone, d'autres ont le regard perdu dans le vide.
Quelques-uns viennent de l'est de l'Ukraine. Ils ont fui une première fois les combats et se sont reconstruit une vie dans la région de Dnipropetrovsk. Pour Alla Ryabtseva, coordinatrice du centre de 57 ans, elle-même déplacée de l'Est, ces gens n'ont pas hésité à partir, car «ils ont déjà connu la peur et comprennent le danger». Selon elle, la première vague importante de déplacés est arrivée début juin, avec l'intensification des combats à la lisière de la région, les autorités y ayant donné des ordres d'évacuation obligatoire.
«Anxiété, inquiétude excessive, insomnie...»; à l'hôpital de Pavlohrad, Nathan, un psychiatre, pose crûment la liste de maux que les nouvelles du front provoquent à la population de Dnipropetrovsk. Surtout «la peur de ne pas savoir ce qu'il va se passer ensuite; partir ou rester». Même si l'angoisse est quotidienne à cause des attaques aériennes, «quand les informations annoncent que nos troupes ont repoussé les Russes, les gens redeviennent plus calmes», analyse le médecin de 44 ans.
Dans les coursives, des hommes aux traits tirés patientent devant le bureau de Marina Gubner, cheffe du service de rééducation.
D'ici à la ligne de front, il n'y a pas d'autre hôpital, ramenant vers l'établissement un flot de déplacés, qui tentent de trouver un peu de répit. Les équipes font aussi des tournées dans les villages proches de combat, malgré la fatigue des nuits de bombardements. «En fait, nous sommes ici comme une forteresse, en première ligne», conclut Marina Gubner.