L'annonce a fait l'effet d'une bombe. Dans la nuit de mercredi à jeudi, Kiev a officialisé un vaste échange de prisonniers avec la Russie: 215 soldats ukrainiens ont été libérés, alors que 55 hommes ont été livrés à Moscou. Parmi ceux-ci figure notamment Viktor Medvedtchouk, ancien chef du parti pro-russe en Ukraine et proche de Vladimir Poutine.
Si cet échange a suscité une vague d'intense émotion en Ukraine, ce n'est pas seulement à cause du nombre élevé de militaires libérés, mais également de leur histoire: 108 d'entre eux appartiennent au régiment Azov et ont défendu l’usine Azovstal de Marioupol, assiégée pendant 40 jours par les forces russes.
Ces hommes sont considérés comme des héros en Ukraine, leur combat à Marioupol est devenu le symbole de la résistance héroïque du pays tout entier face à l'agression russe. «Moral des Ukrainiens +1 000 000», a tweeté le reporter ukrainien Illia Ponomarenko, alors que le président Volodymyr Zelensky a déclaré:
Plus impressionnant encore, le commandant du régiment Azov, Denys Prokopenko, ainsi que son adjoint, Sviatoslav Palamar, font partie des hommes libérés mercredi.
La libération des combattants d'Azov, et encore plus celle de son chef, peut paraître paradoxale. Et pas uniquement à cause du coup de moral qu'elle a provoqué en Ukraine. Plus généralement, avec cette décision, le Kremlin contredit son propre discours officiel.
Cela fait depuis le début de la guerre que Moscou se sert du régiment Azov pour justifier son invasion, dont le but initial était, selon Poutine, de «dénazifier l'Ukraine». Bien qu'il fasse actuellement partie de l'armée régulière, Azov était à l'origine un groupe paramilitaire d'extrême droite, fondé en 2014 par un néonazi, suprémaciste blanc et antisémite. Le passé de cette unité, à vrai dire jamais vraiment renié ou clarifié, faisait donc le jeu du Kremlin.
Ces derniers mois, la Russie a également imputé plusieurs crimes de guerre au régiment Azov; lorsque ses forces bombardaient des zones habitées, elle affirmait que ces combattants s'y cachaient, comme dans le cas de la tristement célèbre maternité de Marioupol.
«Je n'ai absolument aucune idée de la manière dont le Kremlin va expliquer l'échange d'Azovstal à ses esclaves assoiffés de sang et en colère», résume pertinemment, bien que de manière quelque peu colorée, Illia Ponomarenko.
Ce qui est sûr, c'est que cet échange de prisonniers passe mal en Russie. Nationalistes, mercenaires et blogueurs militaires ont très mal réagi à cette nouvelle. Ces derniers «ont fait une crise cardiaque en apprenant que Poutine a échangé tous les commandants d'Azov et des dizaines d'autres contre Medvedtchouk», illustre le journaliste d'investigation bulgare Christo Grozev.
Dans leurs chaînes Telegram, suivies par des centaines de milliers de personnes, les critiques fusent. On est allé jeter un coup d’œil.
Igor Guirkine, suivi par plus de 600 000 personnes, n'y va pas par quatre chemins. La libération des chefs d'Azov n'est autre chose qu'une «trahison», affirme l'ancien chef militaire des séparatistes du Donbass.
Celui qui a joué un rôle dans l'annexion de la Crimée en 2014 est devenu un critique acerbe de l’opération militaire en Ukraine et accuse directement le Kremlin: «Les principaux mérites de cet échange reviennent à des personnes non encore identifiées parmi les hauts dirigeants de la Fédération de Russie», écrit-il sur Telegram.
Pour appuyer ses propos, il a également partagé une photo tirée du film d'animation Monstres et cie, accompagnée du texte «Le gouvernement de la Fédération de Russie»:
Ce qui semble offusquer Guirkine par-dessus tout, c'est le fait que cet échange ait été eu lieu le même jour de l'annonce de la mobilisation:
Yuri Podolyaka, 2,4 millions d'abonnés, ne se montre pas moins critique. L'influent blogueur militaire pointe notamment du doigt les incohérences de cet acte. «Ce n'est même pas l'échange en soi qui me tue», écrit-il. «C'est le fait que nous disions une stupidité (que nous n'allons jamais échanger aucun des nazis) et puis nous le faisons quand même.»
Cela semble énerver également un membre d'une chaîne Telegram de mercenaires proches du groupe Wagner, appelée Grey Zone: «Ils ont échangés nos gars contre les commandants d'Azov, de surcroît les plus sanguinaires», écrit-il. «Comment ont-ils dit il y a deux mois? "Nous ne les libérerons pas!". Volonté de fer», commente-t-il ironiquement.
Yuri Podolyaka souligne un autre problème: les leaders d'opinions russes, auxquels il s'identifie, ne sont pas correctement informés par les autorités, contrairement à leurs homologues ukrainiens.
Starshe Eddy, 540 000 abonnés, partage le même avis. L'analyse de ce blogueur militaire est amère: «Je regarde cet échange de prisonniers et je comprends que nous n'avons pas appris la partie la plus importante de la guerre moderne, c'est-à-dire la guerre de l'information».
Ce sera dur pour le Kremlin d'expliquer son choix, en admettant qu'il le fasse. Pour l'instant, en empruntant une dernière fois les mots d'Illia Ponomarenko, on a plutôt l'impression qu'une «explosion thermonucléaire» a secoué la communauté militariste russe.