Prononcée sur un ton taquin, cette invitation a tout d'une plaisanterie au goût douteux. Pourquoi irais-je me noyer dans un parterre de fachos transis devant leur héros? Accorder mon dimanche après-midi à un polémiste d'extrême-droite, dont les pensées et la seule mimique me refilent des sueurs froides?
Aucune idée. Mais oui, il faut que je voie ça. Cinq minutes de réflexion et deux-trois clics plus tard, c’est acté: mon ticket est réservé pour assister au dernier grand meeting de campagne d’Eric Zemmour, avant l’élection présidentielle.
Soleil à son zénith, température quasi-estivale, les arbres se parent de bourgeons verts et dodus, Parisiens et touristes se jettent avec gourmandise sur les terrasses.
Première victoire pour Zemmour. Il a la météo avec lui. Un meeting sous la pluie, ça aurait eu l'air d'un mauvais présage.
Dans le RER pour le Trocadéro, je remarque peu de partisans affichés. Tout au plus une tête connue, Elisabeth Lévy, la directrice du magazine conservateur Causeur et grande habituée des plateaux de CNews, qui rejoint discrètement le rassemblement. En tout cas, on est loin de l’ambiance «pré-meeting» enflammée.
Il y a comme un truc toutefois électrique qui flotte dans l’air - mais c’est peut-être parce que je stresse.
14h20. Le meeting est censé avoir débuté. Lunettes noires vissées sur le nez, mal à l’aise, je m’imagine en mission commando et me glisse parmi les autres retardataires.
Nous passons docilement les files de sécurité, guidés par les membres de la jeunesse zémourienne. Distribution de tracts et de drapeaux tricolores en prime.
Moi, je garde un sourire de circonstance. Il faut avoir l’air d’être à ma place. Sinon, ils vont me repérer. C’est sûr.
50 000 participants sont attendus. Pour le profil type, j’ai eu le temps d’envisager beaucoup de choses:
Rien de tout ça. Défilé de sacs Vuitton, polos Ralph Lauren, chemises droites, Ray-Ban. Même quelques vieilles mailles de prof de philo qui boulottent, avec une pure tête d'intellectuels de gauche.
Mes yeux scrutent le sol. Au lieu des bottes militaires, les pieds sont chaussés de Stan smith, mocassins vernis, voire de bottines à talons, ou - plus inattendu encore - de caoutchouc pastel.
Les gens sont propres. Polis. Respectueux des consignes de sécurité. Personne ne se marche dessus. On sent bien une excitation, mais toujours mesurée. A côté, les concerts de Justin Bieber, c'est «Hunger Games».
Ce qui me heurte surtout, c’est l'âge. Des jeunes partout. Des couples. Des familles venues au grand complet: papa, maman, les trois enfants et la mamie sur les talons. Des gens normaux. Les partisans d’un candidat qui annonce vouloir fabriquer un «ministère de la Remigration», je les espérais en marge, avec une dégaine physiquement intimidante ou même terrifiante.
Avant l’arrivée de Zemmour, plusieurs de ses soutiens issus du monde politique se succèdent à la tribune, dressée sur l'une des plus célèbres places du monde, pour enchaîner des discours d’ouverture. Leur mission: chauffer le Trocadéro. Tâche facile, si l’on considère que cette place est une fournaise. Au bout de quinze minutes, j'étouffe.
En fond sonore, les slogans de la foule:
Qui a dit que c’était plan-plan, les dimanches en famille?
16h15. Musique théâtrale et bouillantes acclamations annoncent l’arrivée du Z. Enfin. Le temps commençait à se faire long.
Son apparition donne un coup de fouet à la foule assoupie par l'attente et la température.
Depuis le «Café du Trocadéro», où j’ai pris mes quartiers pour apaiser ma soif et mon sentiment de claustrophobie, j’observe quelques clients se ruer à l’extérieur pour assister aux premières minutes du meeting, en poussant des cris à la limite de l'hystérie:
Oui, le voici, le fameux Eric Zemmour, celui-dont-tout-le-monde-parle.
Bon. Avec mon 1m60 et plusieurs dizaines de milliers de participants entre la scène et moi, pour la vue, on repassera.
Malgré ça, avec ce ciel bleu triomphant, la Tour Eiffel en fond, la foule en liesse: l’effet «wow» est saisissant. Et l’entrée en scène lyrique réussie. Il entame son discours gonflé à bloc:
Je m’imagine à sa place, devant ce tapis bleu-blanc-rouge, qui l’ovationne à coups de puissants «Zemmour président». Comment ne pas être galvanisé? Ne pas se persuader que l'Elysée est à sa portée?
Soulevé par les cris, Zemmour prend son pied et se délecte, jusqu'à affirmer en grande pompe:
Je me permets de hausser un sourcil (discret) sous mes lunettes de soleil. Ah bon? Serions-nous vraiment deux fois plus qu'annoncé?
Ouais bon, là, il a pas tout tort.🙋🏼♀️
Le candidat entame ensuite une sorte de dialogue avec ses supporters. Il leur donne du «vous», emballé dans cette conviction de les comprendre. Peu de «je», finalement.
«On est là!» répond le tapis bleu-blanc-rouge.
Le ton est assuré, calme, lent. Il ne bute qu'à de rares occasions:
Ou encore:
Devant les visages béats, ces enfants émoustillés par les cris et les couleurs, qui agitent joyeusement leur petit drapeau, ces Français, dont je ne parviens pas à comprendre ni les motivations, ni les craintes, mon sentiment de malaise enfle. Je n'arrive pas à trouver d'explication rationnelle à tout ce qui se passe autour de moi. Je reste figée, avec ce sentiment d’assister à une scène aux relents dangereusement historiques.
Lorsque, soudain, les milliers de participants se mettent à scander en coeur:
Je décrète en avoir suffisamment eu/vu. Je n’assisterai pas à la dernière heure de meeting.
Une famille grimpe dans le métro en même temps que moi, un père et ses garçons, âgés d'une dizaine d'années, tous armés de leurs drapeaux. Ils achèvent de planter mon désarroi.
Dans le train du retour, ce tweet de la journaliste Nassira El Moaddem résume à la perfection mon état d'esprit: «Je regarde les images du meeting d'Eric Zemmour au Trocadéro retransmis sur les chaînes d'info. Voir tant de jeunes crier "on est chez nous", c'est profondément terrifiant.»