C’est digne d’un James Bond, dans lequel Prigojine camperait le méchant charismatique. Et tous les ingrédients sont diaboliquement réunis: une ville russe faisant office de QG, un type patibulaire, une mallette mystérieuse, un inquiétant garde du corps et, last but not least, un hélico pour filer en douce. En douce, vraiment? Zhenya Averbakh, journaliste pour le média local Fontanka, assistera à cette scène surréaliste.
Posons le décor, voulez-vous? Promenade des Anglais, Saint-Pétersbourg. Il est un peu plus de 18h, jeudi soir, lorsqu’un individu trapu et pressé fend mécaniquement la foule. Planqué sous un masque sanitaire, une casquette et une veste en cuir informe, l’homme tient une petite mallette dans sa main gauche. Son regard rivé sur l'extrémité de ses orteils. Quelques minutes plus tard, il s'engouffrera dans un hélico.
(Imaginez maintenant un orchestre symphonique qui se déploie sur la partition de No Time To Die.)
Derrière lui, l’œil vigilant et le corps rassurant d’un deuxième bonhomme, arborant la panoplie du parfait garde du corps: gilet matelassé, muscles apparents, visière de casquette bien arrondie, mâchoire taillée. Un petit sac pourrait bien pendre à son épaule droite.
Sommes-nous en présence d’Evguéni Prigojine, le patron de Wagner que tout le monde pensait réfugié en Biélorussie depuis sa tentative avortée de mutinerie? Plusieurs indices nous offrent le droit d'y croire très fort.
Parés pour l’enquête?
Il faut évidemment zoomer un peu et dégainer une photo de Prigojine pour jouer aux jeux des sept différences. Même crâne rasé, même type de casquette, même courbure dorsale une fois en mouvement. De plus près, les oreilles de l'individu photographié à Saint-Pétersbourg semblent tout aussi écartées que celles du patron de Wagner, bien que l'élastique du masque chirurgical fausse un peu l'analyse.
Sur une deuxième image, on voit l'homme monter dans un hélico qui l'attendait sur l'héliport au-dessus de l'eau. La journaliste de Fontanka raconte que l'appareil était stationné un certain temps, hélices en marche, avant que le voyageur anonyme ne finisse par embarquer. Il porte un t-shirt couleur kaki très (très) clair, dans lequel Prigojine s'est récemment affiché dans ses vidéos.
Encore une histoire de casquette. En automne dernier, Prigojine s'est rendu aux obsèques d'un mercenaire de Wagner. Sur la photo de droite, prise par le média V1, on peut imaginer le même logo en dessus de la visière, qui est d'ailleurs pliée de manière similaire. Sans oublier la carrure, le visage et les oreilles qui présentent d'étranges similitudes. (Evidemment, fin septembre, l'élégant col roulé remplaçait l'affreux gilet matelassé.)
Sans aucun doute, l'indice le mieux bétonné. Selon l'enquête de la journaliste Zhenya Averbakh, l'appareil n'est pas tout à fait inconnu de l'entourage de Prigojine. «L'hélicoptère RA44 RA 06226 appartient à Obshchepit LLC», une société active (oh, surprise) dans la restauration.
En décortiquant les dizaines d'entités commerciales de Prigojine, le média en ligne de Saint-Pétersbourg a pu formellement confirmer que l'hélico est immatriculé quelque part dans l'organigramme labyrinthique du fondateur de la milice Wagner.
On le sait, Saint-Pétersbourg est le bastion des opérations de Wagner, mais aussi le lieu de vie principal du couple Prigojine. Plus tôt dans la semaine, plusieurs médias russes annonçaient que le célèbre fugitif avait été signalé non loin de ses bureaux.
Pour rappel, aussi, Vladimir Poutine a lancé une vaste enquête financière aux trousses de son ancien «cuisinier». Une information confirmée mardi, lorsque le président a admis, pour la première fois, que Wagner fonctionnait grâce à un bon paquet d'argent de l'Etat russe.
Revenons à nos jumeaux: sur l'autre rive de fleuve, la Neva, en face de l'héliport où cet homme a été photographié jeudi soir, se trouve l'hôtel Trezzini. Un palace qui fut le théâtre, le 24 juin (jour de la rébellion) d'une première descente des Services de sécurité russes. Trois camionnettes, appartenant à Prigojine, avaient été perquisitionnées.
A l'intérieur, des dizaines de boîtes en carton contenant principalement de l'argent liquide. Le principal intéressé avait d'ailleurs confirmé l'information, en précisant que les liasses étaient destinées «aux salaires des combattants de Wagner». Le FSB, qui pense d'ailleurs que le palace en question est son «dernier bureau personnel connu», parle d'un coup de filet d'un montant astronomique: 4 milliards de roubles (environ 40 millions de francs), si l'on additionne les prises dans plusieurs de ses planques, en ville.
Pour l'heure, rien ne permet de confirmer à 100% que le patron de la sanglante milice était bien sur cette Promenade des Anglais. Mais la rumeur fait régulièrement état de sa présence quasi partout sauf… où il devrait être: en Biélorussie. Et la chasse à l'homme (ou au sosie officiel) ne fait probablement que commencer.