Plusieurs jours se sont écoulés depuis la mutinerie de Prigojine. Sait-on aujourd'hui pourquoi le chef de Wagner a fait demi-tour à 200 kilomètres de Moscou?
Prigojine a déclaré qu'il n'avait pas œuvré au renversement de Vladimir Poutine. C'est plausible. L'objectif de Prigojine était de forcer Poutine à adopter une ligne militaire plus dure en Ukraine. Prigojine voulait que Poutine décrète une mobilisation générale. Lorsque Prigojine a compris que Poutine le désignait comme traître et le déclarait ainsi hors-la-loi, il a saisi l'opportunité de se réfugier en Biélorussie.
L'action de Prigojine est-elle un pas de plus vers l'objectif d'une mobilisation générale?
Non, une mobilisation générale reste très improbable.
Pourquoi?
Poutine a dit dès le début que l'opération militaire spéciale en Ukraine ne concernait pas sa propre population.
Prigojine s'est donc trompé.
Oui, il est étonnant qu'il ait décidé d'agir de la sorte. En soi, c'est un homme de pouvoir qui calcule intelligemment. Il aurait dû savoir qu'il ne réussirait pas en marchant sur Moscou.
Prigojine doit maintenant s'exiler en Biélorussie. Y vit-il en sécurité?
Il est possible que les services secrets russes commettent un attentat contre Prigojine. Il pourrait y avoir deux raisons à cela. Premièrement, pour se venger de la trahison. Deuxièmement, Poutine ne peut pas être sûr que Prigojine ne prépare pas une nouvelle révolte.
Poutine a-t-il été affaibli par le soulèvement?
Le soulèvement a fait deux perdants. D'une part Prigojine, d'autre part Poutine. Poutine a considérablement perdu de son autorité. Il est désormais évident qu'il n'a même plus la main sur ses propres unités militaires. Le fait qu'Alexandre Loukachenko ait gagné en stature dans toute cette affaire est une autre pilule amère pour Poutine.
Les préparatifs pour la protection de Moscou semblaient plutôt maigres. Des pelleteuses ont creusé des trous dans la route, des bus ont été placés sur le chemin. Est-ce tout ce qui reste à Poutine?
Poutine devait veiller à ce que la mutinerie de Prigojine ne dégénère pas en combats ouverts sur le sol russe. Il ne lui restait donc pas grand-chose d'autre à faire que de mettre des obstacles à la marche sur Moscou.
Mais pour sa protection personnelle, Poutine aurait autre chose à offrir?
Oui, il y a par exemple la garde nationale, qui a jusqu'à présent protégé les différents ministères et les différentes républiques. L'unité de l'armée la plus fidèle à Poutine est ce que l'on appelle les FSO. Il s'agit d'une troupe de gardes du corps gigantesquement gonflée, qui dispose de plus de 40 000 hommes. On peut partir du principe que la sécurité personnelle de Poutine est excellemment organisée.
Qu'est-ce que le soulèvement a fait à la population russe?
La population est très inquiète. Le récit d'une opération militaire spéciale qui n'affecte pas la population s'effondre. Soudain, il y a des barricades et une alerte terroriste accrue à Moscou.
Cela intéresse-t-il quelqu'un qui vit à Vladivostok?
A Vladivostok, il y a aussi d'autres réticences vis-à-vis du gouvernement central. En Extrême-Orient, des protestations ont déjà eu lieu avant la guerre, lorsque le gouverneur populaire Sergueï Fourgal a été arrêté pour corruption présumée. En Russie, la règle est la suivante: plus on vit loin de Moscou, plus on est sceptique vis-à-vis du centre du pouvoir.
Qui soutient encore Poutine?
Jusqu'à récemment, Poutine pouvait s'appuyer sur une large majorité dépolitisée. Environ 15% des Russes sont pour la guerre, 15% sont radicalement contre la guerre. Entre les deux, il y a une grande majorité qui reste apathique face aux événements politiques. Ce ne sont pas de fervents partisans de Poutine, ce sont des gens qui veulent la stabilité politique et économique. Si la majorité silencieuse commence à douter du système Poutine, cela pourrait devenir problématique pour le Kremlin.
Poutine a également reçu le soutien des combattants tchétchènes autour du chef Ramzan Kadyrov, qui se sont précipités à son secours samedi.
Entre les troupes de Wagner et les Tchétchènes, nous assistons à un autre conflit interne à la Russie. Pour cela, il faut savoir que Kadyrov a passé un accord avec Poutine.
Quelle est la nature de cet accord?
Du point de vue de Moscou, la Tchétchénie est considérée comme une région problématique, où deux guerres ont eu lieu à la fin des années 90 et au début des années 2000. Kadyrov est issu d'une famille séparatiste, mais il a signé un contrat avec Poutine lorsqu'il est arrivé au pouvoir. Kadyrov veille au calme en Tchétchénie et à ce que le territoire ne se détache pas de la Fédération de Russie. A l'inverse, Poutine laisse faire Kadyrov et fait circuler des moyens financiers considérables de Moscou vers la Tchétchénie.
Combien de temps Kadyrov restera-t-il fidèle à Poutine?
Kadyrov restera fidèle à Poutine aussi longtemps qu'il le considérera comme le garant de son propre pouvoir. Dès que ce ne sera plus le cas, Kadyrov cherchera d'autres options.
Les combattants de Wagner ont désormais la possibilité de rejoindre l'armée russe. L'intégration sera-t-elle réussie?
Après la révolte de Prigojine, des fissures sont apparues au sein du groupe Wagner. Il y a les fanatiques ultra-nationalistes qui sont déçus que Prigojine ait abandonné. Ce que font ces derniers n'est pas clair. Ensuite, il y a certainement ceux qui rejoindront l'armée russe.
Le Kremlin est toujours un peu une boîte noire pour les personnes extérieures. Y a-t-il des gens qui n'attendent que de prendre la place de Poutine, ou qui le soutiennent?
Jusqu'à présent, le critère de carrière le plus important était la loyauté absolue envers Poutine. Toutes les personnes occupant des postes de pouvoir formels et informels devaient passer ce test de loyauté. Le meilleur exemple est le gouverneur Alexei Djumin.
On voit dans ce cas quels sont les critères de départ importants pour une carrière politique et administrative dans la Russie de Poutine. Mais les gens au Kremlin ne doivent pas être d'accord sur tout, il y a différents groupes de pression.
De quels groupes s'agit-il?
Il y a par exemple ce que l'on appelle le «parti de la guerre», qui se compose principalement des membres du Conseil de sécurité. Ce sont les personnes qui ont fait pression pour la guerre en Ukraine et qui veulent aider la Russie à retrouver sa grandeur impériale. De l'autre côté, il y a la faction des «initiés libéraux».
Que défendent ces personnes?
Ce sont des technocrates qui sont loyaux à Poutine et qui ont fait carrière dans son système. Ces personnes veulent que la Russie se modernise sur le plan technologique et économique. Ils font pression pour que la guerre prenne fin. Poutine se trouve dans une situation impossible. L'une des parties exige un durcissement de la guerre, tandis que l'autre veut que les opérations de guerre soient réduites.
Assistons-nous au début de la fin de Poutine?
Je suppose qu'aussi bien Poutine que les différents groupes d'influence au Kremlin voient de plus en plus clairement que la situation est absolument inextricable. Avec Poutine comme président, aucune issue ne peut être trouvée. On peut imaginer une répétition du scénario de 1999.
Que s'est-il passé?
Le président de l'époque, Boris Eltsine, était très faible et a démissionné fin 1999. Peu de temps auparavant, il avait nommé Vladimir Poutine, alors chef du KGB encore inconnu, au poste de Premier ministre. Après la démission d'Eltsine, Poutine est automatiquement devenu président par intérim et s'est fait connaître par ses apparitions télévisées. Fin mars 2000, il a été élu président.
Des élections présidentielles auront lieu en Russie en mars 2024. Vous pensez donc qu'il est possible que Poutine se retire dans quelques mois et que le premier ministre lui succède?
Oui, l'actuel premier ministre est Mikhaïl Michoustine. Il fait partie des technocrates libéraux, mais il est complètement loyal au système Poutine. On pourrait aussi imaginer un changement de premier ministre dans les mois à venir. En coulisses, les différents groupes de pouvoir vont désormais se reformer et œuvrer à la stabilisation de la Russie.
(Traduit et adapté par Chiara Lecca)