Coups de fil à 2 heures du mat', réunions interminables sur Zoom, prises de becs éditoriales, sucreries de Meghan et petit surnom affectueux: ainsi pourrait-on brosser le quotidien du prête-plume du prince Harry, l'auteur et journaliste J.R. Moehringer, durant ses deux années passées à rédiger Spare (Le Suppléant).
Ce mardi, le «fantôme» a dérogé à son éternelle discrétion pour se livrer sur son expérience peu commune, dans les colonnes du magazine New Yorker.
Le premier contact entre l'auteur et le prince exilé a lieu en pleine pandémie, en 2020. J.R. Moehringer, qui compte déjà plusieurs mémoires de personnalités à son actif, dont celles du tennisman Andre Agassi ou du cofondateur de Nike, Phil Knight, reçoit un message avec une question familière. «Seriez-vous intéressé par un entretien avec quelqu'un au sujet de l'écriture fantôme d'un mémoire?»
Piqué de curiosité, l'écrivain accepte un rendez-vous sur Zoom, bien qu'il soit conscient que «ce que Harry dirait déclencherait une tempête». Aussi peu attiré par le scandale qu'il soit, Moehringer se prend de sympathie pour ce noble anglais toujours marqué par la mort de sa mère, 23 ans après.
«J'ai trouvé son histoire, telle qu'il l'a décrite dans ses grandes lignes, racontable et exaspérante. La façon dont il avait été traité, tant par des étrangers que par des intimes, était grotesque.»
L'écrivain ira jusqu'à passer plusieurs nuit dans la maison d'hôte du manoir de Montecito, où Meghan lui apporte «sans cesse des plateaux de nourriture et de friandises».
Au fil des appels et des textos, à toute heure du jour et de la nuit, les deux hommes instaurent un lien de confiance. «En temps voulu, aucun sujet n'a été écarté.» Aucun, pas même son pénis congelé, son dépucelage dans un pâturage, ou le nombre de talibans qu'Harry aurait tué en Afghanistan.
C'est d'ailleurs un épisode du passé de soldat d'Harry qui a failli mener à la rupture de contrat. Au cours d'une séance de correction nocturne, les deux hommes butent sur un «passage difficile»: un épisode d'entraînement militaire au Royaume-Uni, au cours duquel le prince aurait été «cagoulé, traîné dans un bunker souterrain, battu, gelé, affamé, déshabillé et contraint à d'atroces positions», afin de tester sa résistance en cas de véritable capture sur le champ de bataille.
Le prince souhaite conclure ce chapitre douloureux sur une phrase qu'il avait prononcée à ses «faux» ravisseurs. L'écrivain, la jugeant peu inspirante, la raye avec une impudence toute littéraire.
C'est oublier la volonté de Son Altesse royale: «Harry m'a supplié de la remettre. Maintenant, il ne suppliait plus, il insistait, et il était 2 heures du matin, et je commençais à perdre les pédales», relate J.R. Moehringer. «Exaspéré par le prince Harry», l'écrivain commence à élever la voix.
«Ce n'était pas la première fois que Harry et moi nous disputions, c'était différent; j'avais l'impression que nous nous précipitions vers une sorte de rupture décisive», se souvient le prête-plume. «Pour la millième fois dans ma carrière d'écrivain-fantôme, je me suis rappelé: Ce n'est pas ton putain de livre».
Bilan final de cette bisbille éditoriale? «Il a expiré et a expliqué calmement que, toute sa vie, les gens avaient déprécié ses capacités intellectuelles, et que cet éclair d'intelligence prouvait que, même après avoir reçu des coups de pied et de poing et avoir été privés de sommeil et de nourriture, il pouvait garder la tête froide».
Une semaine avant sa date de publication, Spare fuite dans une librairie madrilène.
Traducteurs et médias britanniques se jettent dessus pour en sortir les bonnes histoires. «Je n'ai pas eu le temps d'être horrifié», se remémore l'auteur. Et même lorsque la version officielle est mise en rayons:
«La presse britannique a converti le livre dans sa langue maternelle, ce jargon fait de coups de gueule et de sarcasmes classistes», s'étrangle l'auteur. «Les faits ont été sortis de leur contexte, les émotions complexes ont été réduites à des idioties caricaturales, des passages innocents ont été transformés en outrages - et il y a eu tant de faussetés.»
Sans oublier les rumeurs qui se multiplient à son propre sujet, lui, l'auteur de ces lignes. Affolé, Moehringer envisage de rectifier le tir, à coups de tweets ou d'articles d'opinion dans la presse. «Mais non. Je me suis rappelé que les fantômes ne parlent pas.»
Un jour, toutefois, il se permet de faire part de sa frustration à Harry.
Au final, le jeu en vaut la chandelle. Spare se classe désormais comme le livre de non-fiction le plus vendu de tous les temps, dans le Guinness Book des records. Contrairement aux fantômes, les vrais, les écrivains doivent bien manger.